« Alors que la contestation persiste en Iran après la mort de Mahsa Amini, la diaspora présente en Turquie se mobilise pour exprimer sa solidarité, malgré la répression de la police turque » rapporte Anne-Sophie Faivre Le Cadre dans Libération du 12 octobre 2022.
Elles sont venues par milliers, par bateau, métro ou à pied. Ce dimanche 2 octobre, l’embarcadère de Kadiköy, sur la rive asiatique d’Istanbul, est l’un des nombreux points de rassemblement d’une jeunesse turque écœurée par les violences endurées par sa voisine iranienne, et d’une jeunesse iranienne venue crier sa colère depuis son exil turc. Par peur d’être reconnues, certaines défilent avec lunettes de soleil et masque chirurgical. D’autres laissent sur le pavé leurs cheveux coupés, en signe de solidarité envers celles dont elles sont sans nouvelles, de l’autre côté de la frontière.
Rien ne les a empêchées de manifester, ni la crainte d’une répression violente de la police turque ni l’angoisse – fondée – d’être arrêtées. Selon le Stockholm Center for Freedom, 20 femmes iraniennes avaient été détenues le 20 septembre par la police en marge des protestations s’étant déroulées à Istanbul, en réaction à la mort de Masha Amini. La jeune femme de 22 ans a été tuée il y a près d’un mois par la police, après avoir été arrêtée à Téhéran par la police des mœurs, qui considérait qu’elle portait mal le voile, obligatoire pour toutes les femmes dans les lieux publics. Depuis, l’Iran est le théâtre de manifestations, violemment réprimées.
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«Si nous manifestons aujourd’hui, c’est parce qu’au-delà d’être nos voisines, elles sont nos sœurs», explique Selva. Médecin généraliste née à Istanbul, la jeune trentenaire vit de l’autre côté du Bosphore et observe avec inquiétude la manière dont la violence s’insinue dans le quotidien des femmes en Turquie : «Pas un jour sans que l’une d’entre nous ne soit tuée par un père ou un frère. Il faut que le Moyen-Orient cesse de considérer les femmes comme des objets à cacher des regards ou du gibier à tuer.»
Angoisse et peur
La manifestation du 2 octobre, orchestrée par le collectif féministe turc Kadinlar Birlikte Güçlü dans dix villes du pays, est la dernière ayant eu lieu, malgré des rumeurs d’autres manifestations devant être organisées dans les jours suivants. «Les autorités turques craignent de froisser l’Iran et n’accordent plus d’autorisation», regrette Niusha, étudiante en dentaire à l’université de Marmara.
Depuis le début du mouvement de soulèvement, la jeune femme ne dort plus que d’un sommeil lacunaire, hantée par la peur d’apprendre la mort de l’un des siens. «Pourquoi nous interdire de manifester ? Nous ne demandons rien d’autre que le respect des droits humains les plus basiques : la liberté de choisir de vivre notre vie plutôt que de la subir», grince-t-elle, amère.
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Rencontrer la communauté iranienne d’Istanbul, c’est pénétrer dans un monde de visages angoissés, de voix cernées de chagrin et de questions sans réponses. Un monde de peur aussi : l’ensemble des personnes interrogées ont souhaité témoigner de manière anonyme, par crainte de représailles pouvant toucher leurs proches en Iran. Depuis des décennies, des milliers d’Iraniens ont quitté leur pays pour s’installer en Turquie, l’un des rares pays où ils peuvent se rendre sans visa. Selon les statistiques officielles, plus de 98 000 Iraniens y disposaient le mois dernier d’une carte de séjour.
«Je n’ai jamais vu ça»
«On ne cesse de passer de VPN en VPN. Plus l’un d’entre eux est utilisé, plus il a de chances de se faire couper par le régime. On peut rester des heures, des jours sans nouvelles. C’est une torture», souffle Shiraz, trentenaire venue à Istanbul il y a dix ans pour goûter à toutes les libertés dont elle ne pouvait que rêver en Iran : vivre libre, mais vivre isolée. Celle qui ne se vêt que d’habits colorés endosse depuis plusieurs semaines le noir du deuil, en soutien symbolique à ses proches restés en Iran. «L’exil est toujours amer, mais il l’est plus encore aujourd’hui», confie-t-elle autour d’une tasse de thé fumant.
«La liberté, aussi, est amère quand on sait que nos sœurs sont toujours enfermées dans un pays qui considère que leur voix compte moitié moins que celle des hommes. Mais je ne peux pas m’empêcher d’espérer, ajoute-t-elle. Je vois ces vidéos de jeunes filles qui relèvent la tête, qui bravent les autorités, qui n’ont plus peur de rien. Je vois leurs cheveux dans la rue et je me dis que je n’ai jamais vu ça, jamais, des femmes tête nue dans la ville où je suis née.»
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Depuis le dortoir de son université, Pezhvak Sattari passe des nuits blanches à écumer les réseaux sociaux en quête d’images, d’informations, de nouvelles. «Je ne suis pas un nationaliste, je n’ai jamais manifesté de ma vie», dit-il d’une voix tremblante. L’étudiant en médecine aux yeux sombres a laissé derrière lui toute sa famille, dont les nouvelles lui parviennent au compte-gouttes. Malgré la liberté dont il jouit aujourd’hui, il regrette d’être dans un pays en paix plutôt que de se battre au côté des siens. «Nous avons été oppressés toute notre vie. La liberté, pour nous, c’est un mot en l’air, une idée. Mais les réseaux sociaux font qu’on comprend aujourd’hui à quel point les femmes sont maltraitées en Iran, poursuit-il dans un sourire triste. Ça me réchauffe le cœur de voir tous ces jeunes hommes se battre pour la liberté des femmes. Je tremble de peur pour les miens, mais je frissonne aussi de fierté. Car pour la première fois, je suis fier d’être Iranien et d’appartenir à cette génération qui lutte et se bat pour sa liberté.»
Libération, 12 octobre 2022, Anne-Sophie Faivre Le Cadre, Photo/Yasin Akgul/AFP