L’agression présumée, le 30 juin, d’une jeune fille par un Syrien dans une ville du centre de la Turquie a été l’occasion d’un déferlement de haine à l’encontre des réfugiés.
Le long des rues, les bâches en plastique installées sur des magasins vandalisés ou pillés claquent au vent. Ailleurs, les rideaux de fer baissés font penser à une ville morte.Depuis ces trois nuits d’émeutes inédites, du 30 juin au 2 juillet, qui ont vu Kayseri,dans le centre de la Turquie, livrée à un déferlement de haine et d’attaques racistes à l’encontre des réfugiés syriens, les commerces rouvrent poussivement leurs portes, les habitants sortent de chez eux avec une peur à peine dissimulée.
Une demi-douzaine de quartiers, parfois très éloignés les uns des autres, ont été touchés. Près de 400 échoppes, voitures et habitations ont été prises pour cible par mille à deux mille émeutiers, peut-être plus, personne ne sait. Cocktails Molotov, caillassage, agressions et tabassages : la colère d’une partie des habitants de cette cité d’Anatolie d’un peu plus d’un million de résidents, connue pour être un bastion conservateur et nationaliste, l’un des anciens moteurs économiques du pays, s’est muée en une tempête qui a failli tout emporter sur son passage. Trois nuits de violences inouïes avant que les autorités ne décident d’intervenir, laissant une partie de la ville en état de choc et une population syrienne dans un abîme d’interrogations.
Les troubles ont commencé le 30 juin en fin de journée, sur la place du marché du quartier Danismentgazi, dans le sud de Kayseri. Quelqu’un aurait vu un Syrien entrer dans les toilettes publiques pour tenter d’abuser une jeune fille. Très vite, un groupe de personnes se masse devant l’entrée des sanitaires. Des images sont prises d’un téléphone tenu au-dessus de la porte et diffusées sur les réseaux sociaux. La police s’interpose et embarque l’agresseur présumé.
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Le quartier est connu pour être un des lieux d’installation privilégié des Syriens fuyant le régime de Damas et la guerre civile en cours depuis 2011. Ils formeraient près d’un quart de la population de Danismentgazi. La séquence vidéo, elle, est courte et confuse. On y voit un individu entourant de ses bras une enfant avec des commentaires affirmant qu’il s’agit là d’un Syrien tentant d’agresser sexuellement une petite fille. Celle-ci, âgée de 7 ans, serait sa cousine. L’agresseur serait quant à lui connu des familles syriennes locales pour être atteint de déficience mentale. Des informations qui ne sont pas précisées dans la vidéo.
Feux allumés, immeubles attaqués
Il est 20 heures lorsque Abdulkerim (tous les noms ont été modifiés pour des raisons de sécurité) arrive sur la place pour acheter du pain dans l’une des échoppes ouvertes tard le soir. L’homme, dans la quarantaine, père de famille et originaire d’Alep, est un commerçant respecté, installé ici depuis bientôt onze ans, un quartier qu’il connaît bien, avec « ses hauts et ses bas », comme il dit.
Alors, lorsque Abdulkerim voit l’attroupement, dépassant désormais les trois cents personnes, hurlant et criant des slogans anti-syriens, il sait à quoi s’attendre. Pareille scène de flambée raciste s’est déjà produite ici en 2014, suivie de débordements et d’incendies de voitures. En 2017 et en 2020 aussi, se souvient-il, lorsque des soldats turcs avaient été tués dans le Nord syrien. « Nous avons déjà connu cela, mais pas avec une telle ampleur », précise-t-il.
D’un coup d’œil, il reconnaît des habitants du quartier qui crient haut et fort que le jeune homme est un Syrien et la jeune fille une Turque. « Ils ont fait cela délibérément, pour attiser la colère », assure-t-il, avant d’ajouter : « Ce groupe d’individus, déjà bien important, a été rejoint en quelques minutes à peine par des personnes venues du centre-ville et d’autres quartiers à moto ou en voiture. C’était quasi irréel, une foule aussi massive en si peu de temps ! Les policiers étaient là, eux aussi, tout autour, mais ils n’ont pas réagi. »
Les premières pierres volent à ce moment-là sur des commerces syriens alentour. Des feux sont allumés, des immeubles attaqués. La situation devient chaotique. La foule recherche les voitures appartenant à des réfugiés. Celles-ci sont repérables à leurs plaques minéralogiques distinctes comportant les lettres « MA » entre les deux chiffres. Elles sont assaillies de coups, parfois retournées. « Le spectacle dans la rue était effrayant, une telle masse, et si hostile, criant “Nous sommes fiers d’être turcs” et – quelle folie ! – des “Allahou akbar” », témoigne Khalid, encore sous le choc. Installé lui aussi dans le quartier depuis près de dix ans, ce père de famille, électricien de profession, au chômage depuis peu, n’en revient toujours pas : « Se rendaient-ils compte de ce qu’ils disaient avec cette expression en arabe, si importante dans l’islam, et contre d’autres musulmans ? »
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Abdulkerim, lui, s’empresse de rentrer chez lui. Il barricade sa famille dans leur quatre-pièces et tente de mettre une bâche sur sa voiture. Il a de la chance. Le propriétaire de l’immeuble est sorti devant le porche et s’est mis en travers d’un groupe d’émeutiers. Le ton monte, mais ces derniers finissent par lâcher prise avant de s’attaquer à une autre maison. Abdulkerim entend encore cette femme âgée, une voisine, crier qu’il faut faire partir les Syriens, qu’ils sont responsables de tous les maux du pays, de la crise, du chômage, qu’ils violent, volent et vident les caisses de l’Etat. « D’autres propriétaires ont réagi autrement, souffle-t-il. Certains ont exigé des familles syriennes qu’elles partent sur-le-champ pour éviter toute destruction de leurs biens. »
Un Syrien poignardé à mort
Le lendemain est pire. Un hashtag #Jeneveuxpasderéfugiésdansmonpays se répand comme une traînée de poudre sur les réseaux. Toute la journée, en plus des images de la veille, les chaînes de télévision diffusent les scènes de violentes altercations survenues en Syrie, dans la partie contrôlée par l’armée turque. Des Syriens sont non seulement venus manifester contre les attaques xénophobes de Kayseri, ils ont également crié des slogans contre le président turc, Recep Tayyip Erdogan, qui avait exprimé, vendredi, son intention de renouer avec le dictateur syrien, Bachar Al-Assad. Coups de feu, équipements détruits, drapeaux turcs arrachés : le bilan s’élève à sept morts.
A Kayseri, dès le soir venu, « la foule est encore plus importante que la veille, ici, à Danismentgazi, mais aussi dans les autres quartiers où travaillent et où résident les Syriens, comme Sahabiye, au centre-ville, ou Küçük Mustafa », précise Abdulkerim. Des attaques ciblant des Syriens ont lieu jusqu’au cœur de la nuit dans d’autres villes comme Hatay, Urfa, Adana, Kilis, Bursa, Gaziantep, Izmir et le quartier de Sultanbeyli, à Istanbul. Le lendemain, mardi, à Antalya, le journal local Graffiti Haber annonce qu’un Syrien de 17 ans qui se promenait a été poignardé à mort par deux motocyclistes.
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C’est ce troisième jour que la police intervient massivement. « A nouveau, le soir, les émeutiers s’étaient regroupés, mais cette fois les forces de l’ordre ont agi en nombre, et même avec un hélicoptère », dit Mohammad, 70 ans, retraité, originaire lui aussi d’Alep, installé dans le quartier de Danismentgazi depuis 2014. Il poursuit : « Il y a eu des arrestations, et puis ce match aussi, Turquie-Autriche, à 22 heures, qui a semblé tout d’un coup réfréner les ardeurs. Mercredi, le chaos avait laissé la place à un calme apparent. »
« Aucun Syrien ne viendra porter plainte »
Près de 474 personnes sont arrêtées, selon les autorités. Plus du double les jours suivants. « Mais aucun Syrien ne viendra porter plainte, par peur d’être arrêté à son tour et déporté, comme le veut la politique actuelle du gouvernement, qui renvoie en un clin d’œil un nombre toujours plus important de réfugiés en Syrie. Chaque jour, des cas d’amis ou de proches détenus dans les centres d’expulsion nous parviennent », s’inquiète le retraité. Un de ses vieux collègues, affirme-t-il, a été arrêté, il y a quatre jours, parce qu’il a eu le tort de parler à haute voix en arabe au téléphone en attendant le tramway. Des personnes se sont plaintes. La police est venue et l’a embarqué pour trouble à l’ordre public. Le lendemain, il a été placé dans un de ces centres du nord de la ville.
Réagissant aux violences, le président Erdogan a déclaré que l’« on n’obtient rien en alimentant la xénophobie et la haine des réfugiés », ajoutant que « l’une des raisons de cet incident réside dans les discours empoisonnés de l’opposition ».
Mohammad hausse les épaules. « Tous les partis, excepté la formation de gauche prokurde du DEM [Parti de l’égalité des peuples et de la démocratie], veulent nous voir partir, surtout évidemment les mouvements nationalistes et xénophobes, qui sont très nombreux et influents dans la région, lâche le retraité. La crise que traverse la Turquie fait de nous les parfaits boucs émissaires. » Il rappelle l’épisode du Covid-19 durant lequel le président avait affirmé avoir « dépensé 40 milliards de dollars pour les Syriens ». « Cela s’est immédiatement retourné contre nous, rappelle-t-il. Ensuite, il a dit qu’il voulait voir 1 million de Syriens retourner dans leur pays. »
Atmosphère étouffante depuis des mois
Une dizaine de témoignages recueillis dans les quartiers concernés par les émeutes révèlent que l’atmosphère était devenue étouffante depuis des mois. « Tous les Turcs ne sont évidemment pas racistes, mais une majorité ne nous supportent plus », résume Nour, 21 ans, étudiante en langues, cloîtrée chez ses parents depuis le dimanche 30 juin au soir, refusant même d’ouvrir ses comptes Facebook et Instagram.
L’annonce, trois jours après les émeutes, que des informations sur les passeports des 3,3 millions de réfugiés syriens enregistrés en Turquie par les services de migration ont fuité sur des groupes Telegram, contenant des noms, des numéros de téléphone, des adresses et d’autres détails personnels, n’a pas aidé à apaiser les esprits. Une autre vidéo a aussi jeté le trouble. Elle émane du groupe local du Parti de la victoire (Zafer Partisi), une formation d’extrême droite ouvertement anti-immigration et xénophobe. Son dirigeant, Umit Ozdag, ex-militant du Parti d’action nationaliste (MHP), membre de la coalition gouvernementale, agite la théorie du « grand remplacement » à la mode turque.
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Sur des scènes filmées fin avril, on voit deux militants arpenter les quartiers de Kayseri où travaillent et résident une majorité de réfugiés syriens. Les deux jeunes hommes y dénoncent les rues « livrées au crime » et les négoces « sans licence ». Devant une maison occupée par des Syriens, l’un d’eux pointe le mot « Türk » tagué en göktürk (vieux turc, très en vogue chez les ultranationalistes) sur le mur. Tel un marquage racial de la ville.
Seize personnes ont été tuées, selon le Centre international d’études sur les réfugiés, dans des attaques racistes, en Turquie, depuis 2020. « Tout cela nous échappe, les éventuels mobiles politiques, les soutiens aux émeutiers, l’attitude de la police, souffle Abdulkerim. Je sais seulement que nous sommes tous épuisés et que la prochaine flambée de haine sera encore plus violente. » Selon plusieurs sources et témoignages, le nombre de discussions entre Syriens sur les groupes WhatsApp et TikTok au sujet d’un éventuel retour en Syrie est en forte augmentation depuis début juillet.