« L’Europe multiplie les gestes de générosité à l’égard des exilés ukrainiens. Mais cet immense élan de solidarité, dont il faut se réjouir, masque la poursuite de pratiques indignes qui, sur d’autres frontières du continent, mettent des vies en danger » dit Maria Malagardis dans Libération.
Des appels à l’aide, des cris d’angoisse : une vingtaine de réfugiés, parmi lesquels sept enfants et deux femmes enceintes (dont l’une souffrirait d’hémorragie), se retrouvent seuls dans le froid, sans eau ni nourriture. Leur calvaire dure depuis samedi. Où ça, en Ukraine ? Non, sur un îlot perdu au milieu des eaux hostiles et glacées du fleuve Evros, qui délimite la frontière entre la Grèce et la Turquie.
Loin du fracas de la guerre qui bouleverse l’Europe, d’autres drames se jouent. D’autres urgences, d’autres appels à l’aide désespérés. Ceux des réfugiés sur le fleuve Evros ont été relayés par le quotidien grec Efimerida Ton Syntakton (le Journal des rédacteurs), souvent considéré comme l’équivalent de Libération en Grèce.
Depuis lundi, le journal raconte, jour après jour et photos à l’appui, l’épreuve de ces 20 Syriens. Ils auraient franchi le fleuve-frontière vendredi avant d’être repoussés par des commandos masqués et d’échouer sur cet îlot inhospitalier au milieu du fleuve. Mardi soir, la police grecque a prétendu les avoir cherchés, en vain. Les réfugiés, eux, qui communiquent avec des journalistes, affirment qu’un commando est apparu, leur intimant simplement l’ordre de retourner en Turquie, d’où ils redoutent d’être renvoyés en Syrie. Et dans l’immédiat, leur calvaire se poursuit dans un silence assourdissant. Entre-temps, un enfant de 7 ans aurait été emporté par les flots.
Tant de raisons de fuir
Cette tragédie, qui se déroule dans l’ombre d’une autre, n’est malheureusement pas un cas isolé. Alors que tout le monde se réjouit légitimement de constater l’immense élan de générosité dont l’Europe fait preuve à l’égard des Ukrainiens contraints à l’exode, cette même Europe continue à détourner le regard de pratiques illégales, inhumaines, qui bafouent les droits élémentaires d’autres exilés qui peuvent, eux aussi, prétendre au statut de réfugiés. Chaque jour ou presque, sur cette frontière orientale de l’Europe, les mêmes commandos masqués maltraitent, battent, dépouillent et renvoient vers la Turquie des gens sans défense, qui fuient également la guerre et les violences.
Ceux qui quittent la Syrie ont même été menacés, eux aussi, par des bombes russes. Ils viennent d’un pays qui compte, aujourd’hui encore, le plus grand nombre de réfugiés ou de déplacés au monde : 13 millions. D’autres fuient l’Afghanistan (3,4 millions de déplacés internes et 2,4 millions d’exilés hors du pays). Et on se souvient encore, de la tiédeur des dirigeants européens face à la perspective de les accueillir au lendemain de la chute de Kaboul, en août.
y a aussi, le Yémen, le Congo, l’Erythrée, le Mali… Tant de lieux de souffrances, de raisons de fuir. Les malheurs des autres sont innombrables. On ne peut pas tous les accueillir ? On n’a pas le droit de les contraindre à risquer la mort, et encore moins de les maltraiter. Peut-on les choisir ? Il y a des lois, celles du droit d’asile. Et elles devraient bénéficier à tous.
«Bouclier de l’Europe»
Fuir son pays n’est jamais sans danger : le 1er mars, la mer a déversé sept corps sans vie sur une plage de Lesbos, cette île grecque qui s’était trouvé au cœur de la crise migratoire de 2015. Trois jours plus tôt, douze Palestiniens, dont trois femmes et trois jeunes enfants, qui avaient réussi à accoster sur l’île voisine de Samos, ont été interceptés par la police grecque. Selon leurs témoignages, ils furent conduits dans une forêt, entièrement dénudés, même les femmes. «Et les policiers riaient», raconteront-ils.
Délestés de leur argent, leurs portables et autres affaires, ils seront reconduits sur un radeau flottant en pleine nuit et forcés à ramer à mains nues jusqu’à ce que les garde-côtes turcs les repèrent. N’est-il pas effrayant de voir des policiers autorisés à de tels comportements ? Agissant souvent masqués, comme s’ils pouvaient désormais jouir d’un statut hors-la-loi ? Ne voit-on pas les risques pour nos démocraties, si de telles habitudes se «normalisent» ?
Ne nous méprenons pas : la Grèce n’est pas seule en cause, et elle agit avec la bénédiction de Bruxelles qui la considère comme «le bouclier de l’Europe», selon la formule employée en 2020 par Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne. En Croatie, Bulgarie, Serbie, des scènes semblables se répètent. Et même en Pologne, pays dont tout le monde loue aujourd’hui la générosité. Oubliant que sur la frontière avec le Bélarus, le refoulement des candidats à l’asile se poursuit dans une zone interdite aux journalistes.
Ce «deux poids deux mesures» ne minimise pas l’ampleur de la tragédie que vit l’Ukraine. Mais il suscite un malaise réel. Et dans l’immédiat, laisse sans réponse, cette question : que fait-on pour sauver ces réfugiés syriens, ces enfants, ces deux femmes enceintes, qui depuis plusieurs jours, attendent notre aide sur un îlot perdu, à notre porte ?
Libération, 16 mars 2022, Maria Malagardis, Photo/SAKIS MITROLIDIS/AFP