L’Europe ne s’attendait certes pas à sa réélection, mais elle aborde ce nouveau mandat de l’autocrate avec un atout en poche. Par Ariane Bonzon sur Slate.fr du 2 juin 2023.
De Joe Biden à Vladimir Poutine, de Viktor Orbán à Volodymyr Zelensky, en passant par Emmanuel Macron, chefs d’État et de gouvernement n’ont pas tardé à transmettre leurs félicitations à Recep Tayyip Erdoğan, réélu à la tête de la Turquie dimanche 28 mai avec 52% des voix.
On chercherait vainement la moindre réserve, mais ni l’Européen Charles Michel, ni l’Américain Joe Biden, ni, à vrai dire, aucun dirigeant du camp occidental, n’a émis la moindre allusion au caractère parfaitement inéquitable et non démocratique de la campagne électorale turque. L’exercice convenu et formel des congratulations ne s’y prête sans doute pas. La légitimité sortie des urnes –avec un taux de participation (autour de 85%) à faire pâlir d’envie nos démocraties désabusées– l’emporte sur le reste.
Plus question d’exprimer de réserves, de souligner la disparition de l’État de droit en Turquie? Faire primer nos intérêts en approfondissant nos relations avec cet État important qu’est la Turquie, voilà l’essentiel.
Le 28 mai 2023, l’aboutissement d’un long chemin
Puisqu’il faut lui parler, il n’est pas inutile de bien comprendre que la victoire de Recep Tayyip Erdoğan à cette présidentielle est l’aboutissement d’un chemin long et tortueux, poursuivi avec constance par un homme qui a amené son Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir en 2002, avant de parvenir à imposer son règne personnel. En rappeler les principales étapes, et surtout les aspirations qui motivaient le voyageur et les armes qu’il utilisait pour progresser, est nécessaire pour déterminer quelle attitude adopter à son égard.
La «période européenne». Après avoir rompu avec le parti islamiste du Premier ministre Necmettin Erbakan pour créer sa propre formation et se faire élire par raccroc au Parlement grâce à une élection partielle organisée en 2003, Recep Tayyip Erdoğan est investi Premier ministre. Il va alors progressivement engager son pays dans une voie que certains ont qualifiée de «démocrate musulmane», reprenant ainsi le concept de la «démocratie chrétienne», avec l’affirmation du principe de supériorité du droit international et des droits humains: abolition de la peine de mort; droits des minorités; redéfinition du rôle de l’armée turque qui se conduisait comme un parti politique; volonté d’intégrer le club européen et ses valeurs en poussant la candidature de la Turquie à l’Union européenne (UE).
Le renforcement de l’autoritarisme. Au tournant de la deuxième décennie des années 2000, une fois les négociations avec l’UE lancées, le camp européen, mené par le président français Nicolas Sarkozy et la chancelière allemande Angela Merkel, renâcle et bloque en partie le processus, rendant la perspective de l’adhésion de moins en moins probable. Le gouvernement d’Ankara, toujours dirigé par Recep Tayyip Erdoğan, ne s’illustre pas par son zèle à aller de l’avant. Au contraire, il prend une série de mesures et d’initiatives pour réduire ses adversaires et opposants au silence: grands procès contre un certain nombre de chefs militaires; lutte contre les fidèles de Fethullah Gülen au cœur des rouages de l’État; affaiblissement progressif de l’État de droit; répression du mouvement de Gezi en 2013, qui fit plusieurs morts.
Recep Tayyip Erdoğan cherche aussi à renforcer son pouvoir constitutionnel, limité puisqu’il occupait la place de Premier ministre dans un régime parlementaire, en tentant de modifier la Constitution, mais il ne peut y parvenir, faute d’accord des milieux politiques. Il impose une autorité de fait sur le gouvernement.
L’établissement de son pouvoir personnel. C’est la tentative ratée de coup d’État de juillet 2016 qui lui sert d’occasion. En réaction, il instaure une double série de mesures: répression massive à l’encontre de tout ce qu’il considère comme un obstacle à son pouvoir –fonctionnaires, magistrats, journalistes, hommes politiques, syndicalistes; grande réforme constitutionnelle soumise à un référendum en 2017, qui introduit enfin ce à quoi Recep Tayyip Erdoğan aspirait: un «régime présidentiel à la turque», que l’on peut qualifier de «présidentialisme fort».
Le parlementarisme est abandonné au profit d’un président élu au suffrage universel, bénéficiant de pouvoirs fort importants et, surtout, plus vraiment soumis à des limites ou contrôles juridiques ou démocratiques. Cela n’a plus rien à voir avec la «démocratie musulmane» supposée pro-européenne d’il y a vingt ans, c’est une autocratie sur fond de société turque ultra polarisée, nourrie d’un récit identitaire, ultranationaliste, islamique, conservateur et antioccidental.
L’ambiguïté régnante
L’Union européenne est bien consciente que ce pays n’adhère pas vraiment à ses valeurs –«Les Turcs seraient plus enclins à ce que l’Europe adopte leurs valeurs, qu’ils jugent supérieures, qu’à adopter les siennes», confiait l’un des meilleurs connaisseurs de ce pays au début des années 2000– et que ses institutions sont loin d’être en harmonie avec l’esprit qui domine la construction européenne.
Elle a accepté le principe de sa candidature et l’ouverture de négociations d’adhésion dans un contexte très particulier, entre les attentats du 11 septembre 2001 et l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Mais l’UE a multiplié les conditions de ces discussions et, depuis quelques années, a de fait suspendu le processus d’adhésion.
De même, dans un autre ordre d’idée, la Turquie, membre de l’OTAN, entretient –surtout depuis quelques années– des relations particulières avec la Russie, adversaire voire ennemi potentiel de l’Alliance. Elle a condamné, dès le début de la guerre, l’agression russe contre l’Ukraine, mais refuse d’appliquer les sanctions décidées par les États occidentaux; elle a livré des drones à l’Ukraine mais bloque l’adhésion de la Suède à l’Alliance.
Les États européens comptent sur le pays pour contenir les millions d’immigrés, surtout syriens, qui résident ou transitent sur son territoire. Ils financent une part de leur accueil par la Turquie depuis le pacte migratoire de mars 2016 conclu par Angela Merkel. Ankara, de son côté, sait brandir la menace d’une invasion de l’Europe, jouant de ce fait un rôle majeur dans la sécurité migratoire sur le continent.
Dans la lutte contre le terrorisme, les routes de l’énergie, la paix en Méditerranée, la défense européenne au sein de l’OTAN, la Turquie s’est également imposée comme un partenaire incontournable. À la question de savoir si, au nom de nos intérêts, nous devons maintenir le dialogue et entretenir des relations avec Ankara, une seule réponse est donc possible: oui. Et ce, malgré ses manquements sévères aux principes et valeurs libéraux, ainsi que son discours souvent excessif voire insultant à notre égard.
À nous de nous adapter
Les propositions souvent avancées, comme celles de l’historien Olivier Bouquet –«À nous de cesser de rêver de la Turquie comme nous la voudrions, et de lui parler le langage de la puissance»– ou de l’ex-ambassadeur européen à Ankara Marc Pierini –qui prône l’ouverture d’un dialogue avec le président turc–, constituent des pistes quant aux modalités de cette relation avec l’autocrate turc.
Nous disposons désormais d’un nouvel atout: nous connaissons Recep Tayyip Erdoğan, son fonctionnement, ses idées fixes, son opportunisme (plus, peut-être, que son pragmatisme), ses forces, ses faiblesses. Nous l’avons pratiqué, il est un peu moins imprévisible qu’il ne l’a été.
Il manie le rapport de force, le mensonge et le transactionnel? Il n’hésite pas à instrumentaliser la misère humaine –ainsi de son opération acheminant des centaines d’immigrés à la frontière greco-turque début 2020– pour faire pression sur ses interlocuteurs? Il bénéficie d’un vrai soutien populaire? Il caresse l’idée d’un nouvel ordre mondial avec la Russie et la Chine? Soit! À nous de nous adapter. Et pourquoi pas, par exemple, ouvertement opter à notre tour pour le mode transactionnel, comme l’a fait Joe Biden le 28 mai au soir en liant le déblocage de la livraison de F-16 à la levée du veto turc à l’adhésion de la Suède à l’OTAN?
Conserver à l’esprit le ressort profond, y compris psychologique –discrètement, les Russes et les Israéliens ont parfaitement su utiliser cette dimension intime par le passé–, qui anime le nouveau sultan, c’est avoir une ou deux longueurs d’avance. Et c’est à cela, à ce travail prospectif sur les dossiers les plus sensibles (réfugiés, énergie, Russie, Syrie, Caucase, Balkans) qu’il faut procéder.
Or, et c’est bien notre talon d’Achille, la façon dont nous «gérons» Recep Tayyip Erdoğan (et pas seulement) donne l’impression de répondre au coup par coup, sans politique pensée et réfléchie sur le moyen terme, ni par la France ni par l’Europe. Ce n’est donc pas tant le fait de parler ou non au président turc qui pose question, mais notre capacité à anticiper. Alors que le jeu russe autour du Kosovo l’inquiète, l’Europe devrait par exemple réfléchir très vite à l’influence que la Turquie se bâtit dans les Balkans depuis quelques années, et dans quelle mesure celle-ci contredit ou rejoint nos intérêts. Plus généralement, si l’Europe sortait de ce flou de façon solidaire et unie, elle saurait parfaitement jouer tour à tour la coopération et la dénonciation, sans que l’une n’exclue l’autre, c’est-à-dire sans perdre son honneur.