Ni la crise monétaire ni les conséquences du tremblement de terre du 6 février n’ont eu raison, une nouvelle fois, de l’aptitude du président turc à se maintenir au pouvoir. Donné perdant par les sondages avant le premier tour de l’élection présidentielle, le chef de l’Etat l’a emporté dimanche avec 52 % des suffrages. Par Marie Jégo dans Le Monde du 29 mai 2023.
Après avoir défié toutes les prédictions sur sa possible fin de règne, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a été réélu dimanche 28 mai pour un troisième mandat de cinq ans, au cours duquel il devrait jouir de pouvoirs pratiquement illimités. A 69 ans, il reste, de très loin, l’homme politique le plus populaire du pays depuis Mustafa Kemal Atatürk, le père de la Turquie moderne, qu’il a dépassé en termes de prérogatives et de longévité à la tête de l’Etat. Adulée par ses partisans qui le voient comme un père, honni par ses détracteurs qui s’insurgent de le voir cultiver une stature de sultan, la personnalitédominante de la scène politique turque ne laisse personne indifférent.
Reconduit au second tour de la présidentielle avec 52 % des voix, il a jusqu’en 2028 pour redessiner le pays à sa guise, édifier la deuxième république, qu’il imagine plus religieuse, plus autocratique, davantage tournée vers le Golfe, la Russie et la Chine que la première, née il y a cent ans sur les décombres de l’empire ottoman.
Après vingt ans d’exercice du pouvoir, rien ne semble pouvoir entamer son charisme, ni son autoritarisme forcené (200 000 enquêtes judiciaires sont ouvertes pour insulte au président) ni l’inflation (44 % en moyenne annuelle) qui touche de plein fouet la population, à peine remise du séisme dévastateur du 6 février, lequel a été aggravé par la réaction jugée trop lente du gouvernement qu’il dirige. Paradoxalement, les masses conservatrices et pieuses de Turquie – « mon peuple » comme il dit –, ne lui en ont pas tenu rigueur.
Aux législatives du 14 mai, le Parti de la justice et du développement (AKP), qu’il dirige également, a remporté dix des onze provinces de la vaste zone touchée par le tremblement de terre, en dépit des critiques initialement formulées par les sinistrés, lesquels ont finalement été nombreux à voter pour son camp, séduits par ses promesses de reconstruction, son aide sociale renforcée, ses assurances de stabilité.
Dirigeant populiste aux fortes racines autoritaires
Sa réélection pour un troisième mandat, alors que la Constitution en autorise deux, confirme son statut de président insubmersible, passé maître en l’art de rebondir. En vingt ans, on l’a vu tout surmonter : crises politiques, protestations de masse, scandales de corruption, tentative de coup d’Etat militaire, lâchage de ses anciens compagnons de route. « Le roi est nu », disait de lui l’année dernière Bülent Arinç, l’ancien président du Parlement avec lequel il a fondé l’AKP.
En déclin peut-être. Nu certainement pas. Son âge, sa santé ne lui permettent plus de mouiller la chemise comme il le faisait autrefois. Victime d’un malaise puis d’un endormissement lors de deux interviews à la télévision lors de sa campagne, le président n’est plus aussi alerte mais il a d’autres cordes à son arc. Dirigeant populiste aux fortes racines autoritaires, il a, en vingt ans de règne, considérablement renforcé son contrôle sur le pays.
Cette emprise est politique et psychologique, mais aussi matérielle si l’on tient compte du fait que quinze millions de personnes – sur une population totale de 85 millions d’habitants –, vivent uniquement de l’aide sociale distribuée par l’AKP, le « parti-Etat », une superstructure qui joue sur la subordination et le clientélisme.
Fort de douze millions d’adhérents, le parti présidentiel use et abuse des ressources étatiques, surtout en période d’élections. Non content de distribuer du charbon, du thé et des subsides, il est aussi une source inépuisable d’emplois, surtout depuis que l’embauche dans la fonction publique n’est plus conditionnée à des concours mais à des accointances avec des confréries religieuses, ou à des preuves d’affiliation à l’islam politique.
Machine à gagner les élections
Ayant fait main basse sur les médias, rachetés – comme dans la Russie de Poutine –, par des oligarques amis, M. Erdogan domine le discours politique. Comme le souligne l’organisation Reporters sans frontières (RSF), pendant la campagne, la télévision publique TRT a accordé « soixante fois plus de temps d’antenne » au président sortant qu’à son rival.
Véritable machine à gagner les élections, l’AKP est un parti peu regardant sur les moyens. Dimanche 14 mai, lors du premier tour de scrutin, présidentiel et législatif, « des dizaines de milliers de voix destinées à l’opposition ont été détournées au profit des partis de l’alliance présidentielle, soit au moment de l’établissement des procès-verbaux, soit lors du transfert des données dans le système informatique du Conseil supérieur des élections. C’est la raison pour laquelle des centaines de recours et contestations ont été déposés auprès de cette même institution par les partis s’estimant lésés », constate le géographe Jean-François Pérouse, fin connaisseur de la Turquie, dans une tribune publiée dans le Monde le 27 mai.
Mais pour une large partie de la population, le « reis » (le chef) est avant tout celui qui a permis l’élévation du niveau de vie, de 2007 à 2012, permettant au revenu par tête d’être multiplié par trois. Paradoxalement, c’est sur lui que les Turcs comptent désormais pour les sortir de la paupérisation et de l’inflation. En cette période de turbulences financières et d’instabilité géopolitique, renforcée par la guerre en Ukraine, changer de cheval au milieu du gué n’était pas une option engageante.
L’alliance des partis d’opposition, faible et divisée
Perçue comme faible, divisée, sans accès aux ressources, l’alliance de six partis d’opposition représentée par Kemal Kiliçdaroglu, l’adversaire de Recep Tayyip Erdogan à la présidentielle, n’est pas parvenue à convaincre l’électorat qu’elle pouvait mieux faire. Ses promesses – assainir l’économie, restaurer l’état de droit –n’ont tout simplement pas trouvé d’écho au sein des milieux conservateurs.
En revanche, le message d’Erdogan fait mouche. « Je suis comme vous ! », a-t-il coutume de répéter. Cette image de dirigeant proche des masses a toujours été sa carte majeure. C’est ainsi que « Tayyip », le gamin né en 1954 dans une famille conservatrice du quartier populaire de Kasimpasa à Istanbul, a pu gravir une à une les marches du pouvoir. Une origine modeste qu’il continue de revendiquer. « Moi, j’ai appris la vie à Kasimpasa, pas dans une tour d’ivoire », a-t-il lancé trois jours avant le second tour.
Eduqué dans un lycée religieux, M. Erdogan voulait devenir footballeur avant de se lancer en politique dans la mouvance islamiste. Elu maire d’Istanbul en 1994, il triomphe en 2002 lorsque son parti, l’AKP remporte les législatives. Il devient premier ministre un an plus tard, après s’être vu accorder une amnistie pour une peine de prison qui lui avait été infligée pour avoir récité en public un poème religieux.
C’est d’ailleurs pendant cette séquence carcérale – quatre mois en 1999 –, qu’il a posé les bases de son nouveau parti, décrit comme conservateur, mais aussi comme libéral et pro-européen, ce qu’il n’est plus à l’heure actuelle. Ses détracteurs avaient prédit la fin de sa carrière politique à cause de cette condamnation. C’est tout le contraire qui se produit alors. Incarcéré à la prison de Pinarhisar, à Istanbul, l’illustre prisonnier fait aménager tout spécialement sa cellule, obtenant la pose de moquette, l’installation d’une table de travail, d’un téléviseur et de fauteuils. Le soir, pour se détendre, il lui arrive de regarder les matchs de foot avec ses gardiens, qui ont été préalablement informés du fait qu’il ne supporte pas qu’on croise les jambes devant lui ou qu’on sente le tabac.
Renaissance politique
Sa popularité dépasse les murs de sa cellule. Les visiteurs affluent. A tel point qu’une permanence doit être ouverte dans une station-service située non loin de la prison afin de gérer les demandes d’entrevues. Alarmé par la rumeur persistante d’un assassinat censé le viser pendant sa détention, M. Erdogan réclame la pose d’un verrou intérieur sur la porte de sa cellule, ce qui est aussitôt fait.
Ce régime de faveur, ce verrou intérieur vont lui donner le loisir de réfléchir à sa renaissance politique. Elle sera fulgurante. Premier ministre pendant onze ans, il est élu président en 2014, puis en 2018 et enfin en 2023. Pour comprendre l’engouement qu’il suscite, il convient de rappeler à quel point sa personnalité, surtout à ses débuts, est entrée en résonance avec l’histoire récente de la Turquie, marquée par l’exode rural, la poussée démographique, l’essor des villes.
Lorsque Recep Tayyip Erdogan naît en 1954, Istanbul compte à peine 1,5 million d’habitants, contre 16 millions aujourd’hui. Originaire d’un petit village de la province de Rize dans la région de la mer Noire, son père a émigré tout jeune à Istanbul au tournant des années 1920, à la recherche d’un emploi. Pour autant, la famille Erdogan n’était pas parmi les plus pauvres. Contrairement à la légende bâtie par son équipe de communicants, Tayyip « n’est pas le rejeton miséreux d’une famille de prolétaires contraint dès sa prime enfance de gagner sa vie en accumulant les petits boulots », racontent Nicolas Cheviron et Jean-François Pérouse dans une biographie très fouillée, intitulée Erdogan. Nouveau père de la Turquie ? (éditions François Bourin, 2017).
Devenu capitaine de marine, son père, Ahmet Erdogan, a su « faire fructifier ses relations avec sa région d’origine ». Il tenait notamment la caisse de ses compatriotes marins au long cours, gérait leurs dépenses, se chargeant d’envoyer des fonds aux familles restées au village. Le jeune Recep met la main à la pâte. « C’est moi qui tenais les comptes », racontera-t-il dans un documentaire hagiographique diffusé sur le petit écran en 2013.
Respecté dans son quartier, le « reis kaptan » (capitaine en chef) mène son foyer à la baguette. Les punitions pleuvent sur ses enfants qui implorent sa clémence en baisant ses chaussures. Le jour où le jeune Tayyip, alors âgé de 5 ou 6 ans, insulte une voisine, son père le châtie en le suspendant à un portemanteau pendant une bonne vingtaine de minutes, jusqu’à ce qu’un oncle consente à le décrocher. « Après ça, je n’ai plus eu recours aux insultes », relatera l’intéressé dans une interview publiée dans la presse en 1995. Peut-être faut-il chercher là l’une des sources de l’autoritarisme du responsable politique qu’il deviendra.