Caricature signé KIRO dans le Le Canard enchaîné.
« Le président turc, dans un jeu à plusieurs bandes, se veut désormais le meilleur ami de l’Ukraine, de l’Europe et des États-Unis, sans se fâcher avec les Russes » dit Anne-Sophie Mercier dans Le Canard enchaîné.
ON NOUS L’A CHANGÉ. Si, si. On l’a connu as du chantage aux migrants pour montrer son pouvoir à des Européens paniqués, agressant la Grèce en Méditerranée, faisant un doigt d’honneur à l’Otan en achetant des missiles russes S-400, exerçant une très lourde pression sur la Tunisie pour se faire octroyer une base dans le sud du pays. Mais Erdogan n’est plus un voyou, un bad guy, c’est un homme responsable.
Le voilà qui joue la carte de la puissance régionale montante et stabilisatrice. Il s’est autoproclamé médiateur dans le conflit russo-ukrainien, a pris une mine grave et prononcé des mots forts : « Nous travaillons pour empêcher que cette crise ne se transforme en tragédie. » Pourquoi se sent-il soudain investi d’une telle mission ? « Aucun leader occidental n’est capable de résoudre le conflit », a expliqué, avec sa modestie coutumière, l’homme qui ne déteste pas se faire appeler « sultan » par la presse et s’est fait construire un palais de 1 000 pièces.
Des mois qu’il essaie de jouer au plus malin. Proche des Russes mais fournissant à Kiev une vingtaine de ses très efficaces drones armés et affirmant haut et fort que l’Ukraine doit adhérer à l’Otan. Allant plus loin, même, en construisant, à côté de Kiev, une usine de production de drones d’attaque. Le tout en condamnant l’agression russe, mais en s’opposant aux sanctions, attitude pour laquelle il avait déjà opté, en 2014, lors de l’annexion de la Crimée.
Que veut-il ? Sortir du guêpier dans lequel il s’est précipité tout seul. Devenu un paria au sein de l’Otan, Erdogan, en visite aux États-Unis à l’automne 2021, a attendu, en vain, un rendez-vous avec Joe Biden, qui a mis trois mois à l’appeler après son élection… pour lui annoncer que les États-Unis allaient reconnaître le génocide arménien. Oups. Et le processus d’adhésion de la Turquie à l’UE est en coma dépassé.
Palais avec dépendance
« Aujourd’hui, la Turquie a mangé son pain blanc. Elle s’est déployée au Kurdistan, en Syrie, en Libye, au Caucase, mais elle tangue comme un bateau ivre. Exsangue, elle réalise les limites de l’hubris qui a submergé Erdogan », analyse Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’Ehess et auteur d’une « Histoire de la Turquie contemporaine » (La Découverte). L’économie turque est à terre. L’inflation est officiellement à 50 %, plus vraisemblablement proche de 80 %, le chômage explose, la précarité atteint aussi les classes moyennes. « La crise économique en Turquie est niée, maquillée, tous les chiffres publiés sont faux. Mais les gens se débattent dans des difficultés incroyables. La fuite des cerveaux est impressionnante chez les jeunes diplômés, les médecins… » raconte Guillaume Perrier, journaliste à Istanbul et auteur de « Dans la tête de Recep Tayyip Erdogan » (Actes Sud).
Le nouvel Erdogan veut faire oublier aux masses musulmanes pieuses d’Anatolie, qui sont à la base de son pouvoir, son bilan économique désastreux. Autre avantage de cette posture de « médiateur » : s’interposer dans ce conflit, c’est aussi montrer à son pays qu’il ne laisse pas tomber les 250 000 Tatars turcophones de Crimée et n’accepte pas que la mer Noire passe totalement sous domination russe. Reste que la manip du « sultan » n’impressionne pas grand monde. La réunion organisée en fanfare il y a quelques semaines entre les ministres des Affaires étrangères des deux belligérants à Antalya, populaire station balnéaire turque, n’a rien donné. « La vérité, c’est qu’Erdogan est infiniment dépendant de la Russie et bien incapable d’imposer quoi que ce soit. Il est dépendant car il importe du blé, du gaz et compte chaque année sur les 7 millions de touristes russes pour faire tourner l’économie. Et, en Syrie, il n’a pu vraiment exister et imposer son contrôle sur la zone rebelle d’Idlib qu’en raison du feu vert implicite des Russes », ironise Hamit Bozarslan.
Scrutins scrutés
Surtout, le nouveau Talleyrand turc aura d’autant plus de mal à redorer son blason qu’il va être miné par ses ennuis de politique intérieure. « Les élections sont prévues en 2023, mais l’AKP, le parti d’Erdogan, ne dépasse plus les 25 % dans les sondages, au moment où l’opposition est en train de s’unir. Les élections ne seront ni libres ni transparentes », assure Guillaume Perrier. Déjà, les dernières élections législatives avaient été avancées… de dix-huit mois ! « Il n’y a plus qu’une façade démocratique, en Turquie. Erdogan cherche désormais à modifier la loi électorale et à changer la nomination des juges électoraux. Si l’élection se déroule dans les règles, il ne peut pas rester au pouvoir », estime Alican Tayla, chercheur à l’Institut français de géopolitique de Paris-VIII.
En attendant, Erdogan n’est pas trop mécontent que Poutine soit devenu la tête de Turc a la place du sultan.
Le Canard enchaîné, 23 mars 2022, Anne-Sophie Mercier