« Entre la menace d’un blocage de l’Otan et celle d’une offensive dans le nord de la Syrie, Recep Tayyip Erdogan semble chercher à profiter de la guerre en Ukraine en monnayant au prix fort les cartes géopolitiques de la Turquie auprès des Occidentaux. Un moyen pour le président turc de galvaniser le nationalisme de son électorat avant la présidentielle de 2023″ dit Marc DAOU dans France 24 du 21 juin 2022.
Gel des demandes d’adhésion à l’Otan de la Finlande et de la Suède, menace d’une nouvelle offensive contre les forces kurdes dans le nord de la Syrie, tensions avec la Grèce sur les îles de la mer Égée, refus d’imposer des sanctions contre la Russie… Si Recep Tayyip Erdogan cherchait à défier les Occidentaux sur le terrain diplomatique, il ne s’y prendrait pas autrement.
Alors que tous les regards sont tournés vers la guerre en Ukraine, le président turc semble chercher à en profiter en avançant ses pions et en imposant ses conditions sur des dossiers très sensibles aux yeux des Américains et des Européens.
Ainsi, malgré des pourparlers « constructifs » et des « progrès » avec la Turquie, lundi 21 juin, un déblocage rapide des candidatures de la Suède et de la Finlande s’annonce compromis à une semaine d’un sommet de l’Alliance à Madrid.
Ankara reproche à ces deux nations, en particulier la Suède, leur proximité avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui rêve de créer un État kurde indépendant qui réunirait le sud de la Turquie, le nord de l’Irak, le nord de la Syrie et l’ouest de l’Iran. Ce mouvement kurde, listé comme terroriste par Ankara, mais aussi par les États-Unis ou encore l’Union européenne, mène une guérilla en Turquie depuis 1984.
Le président turc dit « attendre des mesures concrètes et sérieuses » de ces deux pays avant d’envisager de leur ouvrir la porte de l’Alliance. En clair, il veut marchander son feu vert. Au-delà du PKK, Recep Tayyip Erdogan veut que ses alliés occidentaux lèvent les restrictions sur les exportations d’armements et de technologies, décidées fin 2019 à la suite de l’opération turque lancée dans le nord de la Syrie contre les milices kurdes. Celles-ci avaient combattu, avec l’appui de la coalition internationale dirigée par Washington, les jihadistes de l’organisation État islamique.
« Lorsqu’il évoque une nouvelle offensive contre les forces kurdes dans le nord de la Syrie ou qu’il menace de bloquer l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’Otan, Recep Tayyip Erdogan cherche à montrer qu’il ne transige pas avec le nationalisme turc et qu’il peut imposer son agenda et ses conditions, souligne David Rigoulet-Roze, spécialiste du Moyen-Orient, chercheur associé à l’Institut de recherches internationales et stratégiques (Iris) et rédacteur en chef de la revue Orients stratégiques. Ce surinvestissement nationaliste vise à compenser sa désastreuse gestion économique du pays, à flatter sa base et mobiliser les électeurs dans la perspective des prochaines élections qui s’annoncent plutôt compliquées pour lui. »
Défiance et surenchère
À un an des élections présidentielle et législatives de juin 2023, cette défiance et la surenchère à l’égard des Occidentaux peuvent s’avérer rentable électoralement pour lui, alors que la crise économique et l’inflation galopante sont au cœur des débats en Turquie.
Selon un sondage du German Marshall Fund publié en avril, 58,3 % des Turcs considèrent les États-Unis comme « la principale menace contre les intérêts turcs », tandis que 62,4 % d’entre eux estiment que les Européens « cherchent à diviser et désintégrer la Turquie comme le fut l’Empire ottoman ». Ils sont également 69,8 % à penser que les pays européens ont aidé à renforcer des organisations séparatistes comme le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
« Recep Tayyip Erdogan est un véritable animal politique qui agit sur la scène internationale comme un joueur de poker, ajoute David Rigoulet-Roze. Il y a souvent un enjeu de politique intérieure derrière ses bras de fer avec les Occidentaux et ses différentes postures martiales sur la scène internationale ne sont pour partie qu’un ajustement par rapport à ses contraintes intérieures et à ses intérêts personnels de maintien au pouvoir. »
Erdogan « ne peut pas couper les ponts avec les Occidentaux »
Quitte donc à se nourrir des crises internationales ou à crisper les Occidentaux, comme à propos, ces dernières années, des forages en Méditerranée dans des zones contestées, mais aussi du conflit en Libye et de la question des missiles russes S-400 achetés par la Turquie en dépit de son appartenance à l’Otan.
« Il s’agit de postures ponctuelles, largement provocatrices, parce qu’il ne peut pas couper les ponts avec les Occidentaux, ni créer un nouveau monde à sa convenance, souligne David Rigoulet-Roze. Recep Tayyip Erdogan n’ignore pas que le premier partenaire commercial de la Turquie reste l’Union européenne et que les États-Unis sont devenus, en 2020, le troisième client des exportations turques« .
Plus récemment, Recep Tayyip Erdogan a refusé d’imposer des sanctions contre la Russie, d’où la Turquie importe énergie et céréales et avec laquelle Ankara entretient des relations particulières malgré des intérêts parfois antagonistes, comme en Syrie ou en Libye. Le 8 juin, il a reçu le président vénézuélien Nicolas Maduro, dont la légitimité n’est pas reconnue par les Occidentaux.
Début juin, le président turc a également annoncé mettre fin aux réunions régulières avec les dirigeants grecs destinées à favoriser la coopération bilatérale selon un accord conclu en 2010. La Turquie affirme que la Grèce stationne des troupes sur des îles de la mer Égée en violation des traités de paix signés, et menace d’ouvrir un débat sur leur souveraineté.
« On peut avoir l’impression, en apparence, qu’il est le maître du jeu face aux Occidentaux, mais en réalité, il les teste à chaque fois pour voir jusqu’où il peut aller et s’il peut réaliser un coup politique en en tirant un gain géopolitique sur l’échiquier régional, ou un gain économique pour soulager les finances du pays, développe le spécialiste du Moyen-Orient. La situation du président turc n’est pas aussi confortable qu’il y paraît, parce qu’il prend le risque d’être stigmatisé par tous les autres membres de l’Otan et de devenir en quelque sorte ‘le mouton noir’ de l’organisation. »
La Turquie reste indispensable
Au-delà des considérations électoralistes, le président turc cherche à replacer la Turquie parmi les puissances qui comptent. Sur le plan régional mais aussi international.
« Recep Tayyip Erdogan est très nostalgique de la grandeur ottomane qui a un écho profond dans la psyché turque actuelle, avec l’idée selon laquelle la Turquie doit redevenir une puissance reconnue comme telle, à défaut d’un empire, indique David Rigoulet-Roze. Le problème, c’est que les ambitions de Recep Tayyip Erdogan sont bridées par la réalité, puisque la Turquie ne peut pas se permettre de se retrouver isolée, alors qu’elle est en grande difficulté économiquement, et que le pouvoir d’achat des Turcs est laminé ».
Et de poursuivre : « or le contrat initial de l’AKP avec les Turcs était d’assurer un niveau de vie en expansion, ce qui a été peu ou prou le cas pendant près de deux décennies, poursuit le spécialiste du Moyen-Orient. Mais cela n’est plus le cas aujourd’hui. Cela ce qui place le président Erdogan en porte-à-faux par rapport à son électorat traditionnel, d’où les appels du pied en direction des pétromonarchies du Golfe, qu’il a pourtant voué aux gémonies pendant la dernière décennie ».
Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, dit « MBS », est attendu le 22 juin en Turquie pour sa première visite officielle dans le pays, durant laquelle plusieurs accords devraient être signés entre les deux puissances régionales. Recep Tayyip Erdogan s’était déjà rendu de son côté, fin avril, en Arabie saoudite après trois ans et demi de brouille née de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi à Istanbul.
Au final, Recep Tayyip Erdogan sait que la Turquie, garante de la convention de Montreux [signée en 1936, elle permet la libre circulation dans les détroits des Dardanelles et du Bosphore, ainsi que dans la mer Noire, NDLR], est incontournable d’un point de vue militaire et géopolitique pour les Occidentaux. Si son appartenance à l’Otan pose désormais question tant elle compromet l’élargissement de l’alliance en pleine guerre en Ukraine, ils semblent condamnés à une cohabitation avec l’homme fort d’Ankara.
« Quand la Turquie est devenue membre de l’Otan, nous étions dans un autre monde et dans une configuration interne et externe qui n’a plus rien à voir, décrypte David Rigoulet-Roze. Pendant la Guerre froide, le pays qui défendait le flanc sud de l’Alliance était laïc, anticommuniste, pro-occidental et pro-européen. La donne a sensiblement changé depuis que l’AKP et Erdogan sont aux commandes et incarnent un pouvoir islamo-nationaliste qui se veut à tout le moins non-aligné. »
« Ce n’est certainement pas le moment de remettre en question le rôle et le statut de la Turquie dans l’Otan, ce n’est dans l’intérêt de personne, mais pour autant, le crédit que les autres membres lui accordent n’est plus forcément le même, clairement, conclut David Rigoulet-Roze. La Turquie reste indispensable aux yeux des Occidentaux qui cherchent à l’empêcher de faire cavalier seul, parce qu’il s’agit d’un pays charnière : Caucase, Moyen-Orient, mer Noire et Europe ».
France 24, 21 juin 2022, Marc DAOU, Photo/JOHN THYS/AFP