« En difficulté économique, la Turquie veut renouer les liens avec l’Arabie saoudite, après des années de froid » dit Marie Jégo dans Le Monde du 29 avril 2022.
En préparation depuis des mois, la visite en Arabie saoudite du président turc Recep Tayyip Erdogan, jeudi 28 et vendredi 29 avril, vise à recoller les morceaux de la relation abîmée entre les deux puissances sunnites rivales, depuis l’assassinat du journaliste et opposant saoudien Jamal Khashoggi dans les locaux du consulat du royaume, à Istanbul, en 2018.
Invité par le roi Salman, avec lequel il a partagé le repas d’iftar (rupture du jeûne) jeudi soir, M. Erdogan a rencontré dans la foulée le prince héritier Mohammed Ben Salman, avec lequel les relations s’étaient considérablement refroidies ces dernières années en raison de l’affaire Khashoggi.
Critique du prince, notamment dans les colonnes du Washington Post, Jamal Khashoggi a été vu pour la dernière fois alors qu’il pénétrait dans les locaux du consulat de son pays à Istanbul, le 2 octobre 2018, pour y effectuer une démarche administrative. Il n’en est jamais ressorti et son corps n’a jamais été retrouvé.
Selon plusieurs services secrets étrangers, dont les services turcs, qui apparemment avaient un système d’écoute au consulat saoudien, il a été tué puis démembré dans l’enceinte du consulat par une équipe de quinze personnes venues tout spécialement du royaume à cet effet.
A l’époque, la presse turque avait multiplié les révélations sordides, depuis la description de la scie à os ayant servi à démembrer le corps du journaliste jusqu’à sa possible dissolution à l’acide dans la baignoire du consul. M. Erdogan avait fait de cet « assassinat politique » son cheval de bataille, répétant à l’envi que l’ordre de tuer le journaliste était venu « des plus hautes sphères du gouvernement saoudien ».
Transfert du dossier Khashoggi à la justice saoudienne
Ces révélations avaient plongé la monarchie saoudienne dans l’une des pires crises diplomatiques de son histoire, le prince héritier Ben Salman étant présenté comme le principal commanditaire du meurtre, à Ankara comme à Washington.
Quatre ans plus tard, la Turquie brûle d’enterrer la hache de guerre. S’adressant aux médias avant son départ pour la ville côtière de Djedda, jeudi soir, le président Erdogan a eu des mots on ne peut plus conciliants envers le royaume, citant la fin du mois sacré de ramadan comme le moment le plus approprié pour sa visite. Celle-ci est censée « reconstituer et renforcer les liens fraternels ». « Grâce à nos efforts communs, je crois que nous porterons nos relations au-delà de ce qu’elles étaient par le passé », a-t-il déclaré.
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Son séjour en Arabie saoudite, le premier depuis cinq ans, marque l’aboutissement d’un travail diplomatique de plusieurs mois. Annoncée à plusieurs reprises par la partie turque, en janvier, puis en février, la visite avait dû être repoussée, officiellement pour des raisons de calendrier, en réalité pour répondre aux requêtes du royaume.
Riyad a notamment exigé de la justice turque l’abandon des poursuites judiciaires et des mandats d’arrêts émis contre vingt-six de ses sujets, jugés par contumace en Turquie depuis 2020 pour leur participation présumée au meurtre.
Le 31 mars, le procureur du tribunal d’Istanbul, devant lequel se tenait le procès des vingt-six, a demandé la clôture du dossier et son transfert à la justice saoudienne, expliquant que les décisions de la Cour ne pouvaient être exécutées car les accusés étaient « des ressortissants étrangers ».
Le « boycott non officiel » des produits turcs
L’abandon des poursuites avait été préalablement réclamé via une lettre écrite par un procureur saoudien et transmise à Ankara le 13 mars. La décision de clore l’affaire a été condamnée par les défenseurs des droits de l’homme et par la fiancée de Jamal Khashoggi, Hatice Cengiz, qui a fait appel.
Grâce à ce revirement à 180 degrés, Ankara compte tourner la page. Avant tout, il est urgent d’en finir avec l’embargo imposé par le royaume sur les produits turcs. Les exportations vers l’Arabie saoudite, un marché clé pour Ankara, ont brusquement chuté fin 2020, à cause d’un « boycott non officiel » selon l’expression employée par les exportateurs turcs.
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La chute a été drastique. Les exportations se sont élevées à un peu plus de 190 millions de dollars (180 millions d’euros) en 2021, contre environ 3 milliards d’euros en 2019. L’embargo n’a pas épargné les séries télévisées turques à l’eau de rose, jadis prisées des Saoudiens, qui venaient nombreux en touristes à Istanbul pour voir les lieux des tournages, et ne viennent plus beaucoup désormais.
La visite du président turc confirme la recomposition géopolitique en cours au Proche-Orient depuis la levée de l’embargo infligé au Qatar par ses voisins du Golfe, début 2021. La logique des blocs qui caractérisait la région depuis les « printemps arabes » de 2011, avec d’un côté l’axe saoudo-émirati, fer de lance de la contre-révolution, et, de l’autre, l’axe turco-qatari, sponsor des Frères musulmans, n’a plus lieu d’être.
Diplomatie du mégaphone
Il s’agit d’une étape supplémentaire dans la vaste offensive de charme visant à réparer les liens distendus avec les pays de la région, Emirats arabes unis, Israël, Egypte, Arménie, Grèce. A ce jour, la Turquie n’a toujours pas d’ambassadeur en Egypte, ni en Israël.
Réalisant les dégâts causés par sa diplomatie du mégaphone, M. Erdogan comprend qu’il doit, pour sa survie politique, recoller les morceaux du vase qu’il a cassé, surtout au moment où l’économie turque est plombée par une grave crise monétaire, laquelle ne peut que s’aggraver du fait de la guerre en Ukraine.
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La monnaie turque a perdu 45 % de sa valeur par rapport au dollar en 2021, à cause de la politique monétaire peu orthodoxe menée par le président turc. Cherchant à sauver la livre, la Banque centrale a épuisé ses réserves en devises, et l’inflation a grimpé à 60 % en rythme annuel, suscitant une vague de mécontentement au sein des classes populaires. Une situation qui fragilise M. Erdogan, à quatorze mois d’une élection présidentielle cruciale, prévue en juin 2023.
Avant de tenter le réchauffement avec Riyad, la Turquie avait renoué le dialogue avec les Emirats arabes unis. La visite à Ankara, le 24 novembre 2021, du prince héritier d’Abou Dhabi, Mohammed Ben Zayed Al Nahyane, a été fructueuse, marquée par la promesse d’une dizaine de milliards d’euros d’investissements. Deux mois plus tard, les Emirats se sont portés au secours de la livre turque mal en point, par le biais d’un échange de devises (swap) d’une valeur de 4,9 milliards de dollars.
Les mêmes investissements sont attendus de la part de Riyad. Les efforts ont déjà porté leurs fruits. Au premier trimestre 2022, les exportations vers le royaume saoudien ont bondi de 25 %, selon l’association des exportateurs turcs, ce qui confirme la levée du boycott.
Le Monde, 29 avril 2022, Marie Jégo