Figure controversée et néanmoins jugé comme un partenaire fiable, le président turc, qui remet en cause l’existence d’Israël et fait l’éloge du Hamas, est reçu ce vendredi 17 novembre par le chancelier Olaf Scholz, qui entend parler de politique migratoire.
Par Christophe Bourdoiseau, correspondant à Berlin, publié dans Libération, le 16 novembre 2023
Une visite de Recep Tayyip Erdogan ne passe jamais inaperçue en Allemagne. Que ce soit son discours prononcé dans la salle omnisports de Cologne-Deutz en 2008 pour dénoncer l’intégration de la diaspora («L’assimilation est un crime contre l’humanité»), l’inauguration de la grande mosquée à Cologne en 2018, transformée en cérémonie officielle turque, ou encore l’interdiction de la présence de journalistes dissidents turcs lors d’une conférence de presse la même année avec Angela Merkel, qu’il avait souvent critiquée pour ses «pratiques nazies»… Chaque fois que le président turc touche le sol allemand, le niveau d’alerte et de controverses atteint son paroxysme.
Les Allemands attendent au moins de leur chancelier qu’il rabroue Erdogan, invité ce vendredi 17 novembre à dîner à la chancellerie, pour ses tirades contre Israël, un «Etat terroriste», et pour son éloge du Hamas, une «armée de libération». Erdogan arrive en effet dans un pays qui a fait de la sécurité de l’Etat hébreu une «raison d’Etat».
Tapis rouge
Si on le reçoit à Berlin, c’est aussi parce qu’il reste incontournable. «Les Français ne comprennent pas pourquoi les Allemands sont prêts à avaler autant de couleuvres. On ne peut pas mettre la Turquie hors-jeu et se permettre de la perdre comme interlocuteur», insiste Daniel Gerlach, directeur de la Fondation Candid à Berlin qui conseille les institutions internationales sur le Moyen-Orient. «Les gouvernements allemands préfèrent de ne pas juger la politique turque en fonction des propos d’Erdogan. Si la Turquie est un interlocuteur difficile, elle s’est révélée parfois comme un partenaire fiable qui respecte sa parole dans les relations internationales. On l’a vu dans le cadre des déblocages des exportations de blé ukrainien», poursuit Daniel Gerlach.
Berlin déroule d’ailleurs volontiers le tapis rouge à tous les interlocuteurs détestables lorsqu’ils sont «incontournables». Ce fut le cas pour l’émir du Qatar, à Berlin une semaine après le pogrom du Hamas, alors que l’émirat est le principal soutien de l’organisation terroriste palestinienne. Le Qatar est aussi un nouveau fournisseur de gaz qui permet de répondre à la pénurie depuis la fin des livraisons russes.
La guerre entre Israël et le Hamas, l’entrée de la Suède dans l’Otan ou encore de l’Ukraine seront au menu des échanges vendredi. Le chancelier veut s’assurer que la Turquie, membre de l’Otan, ne change pas de camp. «Erdogan s’entend bien avec Poutine mais il doit rester plus proche de l’Ukraine que de la Russie», prévient Daniel Gerlach. Mais Olaf Scholz entend surtout parler de politique migratoire. Le chancelier veut renégocier avec le président le traité UE-Turquie signé en 2016 pour lutter contre l’immigration irrégulière entre le Moyen-Orient et la Turquie. «Scholz veut s’assurer que la Turquie n’encouragera pas ses réfugiés à partir vers l’Europe», insiste Daniel Gerlach.
«Expulsions massives»
Olaf Scholz vient d’annoncer aux Allemands un changement de paradigme dans sa politique migratoire en promettant de réduire «l’attractivité de l’Allemagne» et d’accélérer le renvoi des déboutés de l’asile. «Le temps est enfin venu de procéder à des expulsions massives», a-t-il déclaré après les succès électoraux de l’extrême droite aux scrutins régionaux de Hesse et de Bavière.
Finalement, Erdogan n’ira pas assister samedi à la rencontre de football entre l’Allemagne et la Turquie, autre sujet de controverse entre les deux pays. Le capitaine de la Mannschaft, issu de l’immigration turque, a été critiqué pour avoir soutenu Erdogan en 2018. Ilkay Gündogan s’était fait photographier en lui offrant un maillot dédicacé «Pour mon président» alors qu’il ne dispose pas de la nationalité turque. Gündogan symbolise cette communauté turque dont l’intégration est encore loin d’être achevée. En mai, plus des deux tiers des électeurs d’Allemagne avaient voté pour Erdogan. La plus grande organisation musulmane d’Allemagne, Ditib (900 mosquées), est toujours sous l’autorité de l’administration des affaires religieuses Diyanet dont le chef, Ali Erbas, qualifie le judaïsme de «croyance perverse».
Les imams de Ditib en Allemagne sont toujours des fonctionnaires turcs nommés par Ankara. Le gouvernement de Rhénanie-du-Nord-Westphalie a néanmoins mis la pression pour qu’ils condamnent le massacre du Hamas et le désignent comme un acte terroriste. «La visite d’Erdogan est donc aussi importante pour des questions sociales et de stabilité intérieure. Scholz doit montrer qu’il reconnaît l’importance des relations entre les deux pays, malgré certains désaccords», conclut Daniel Gerlach.