Hamit Bozarslan est un historien philosophe incroyablement prolifique. Moins de deux ans après la publication de son livre Le Temps des monstres, Le monde arabe 2010-2021 (La Découverte), son nouvel opus Ukraine, le double aveuglement vient d’être publié aux éditions du CNRS. Ce nouvel ouvrage s’attache à analyser la Russie de Poutine à la lumière de la tentative d’invasion de l’Ukraine. Au gré des pages, la question posée dans le titre se décompose en questions pressantes : Comment se fait-il que l’Europe soit restée passive face à l’expansionnisme de Poutine et qu’elle ait permis l’occupation et l’annexion de la Crimée? Comment a-t-on fait pour ne pas reconnaître l’inspiration expansionniste, anti-occidentale, raciste du langage de Poutine, autant pour s’exprimer sur la scène internationale que pour s’adresser aux Russes. C’est ce que Bozarslan appelle l’aveuglement.
Il introduit son ouvrage en annonçant qu’en rendant compte de l’actualité politique il suivra un ordre chronologique et avancera comme un « philosophe journaliste », termes que Michel Foucault avait jadis utilisé à propos de Kant. Le terme hubris dont il qualifie l’ambition de pouvoir de Poutine et la confiance excessive en lui-même qui lui fait perdre contact avec la réalité est une notion que Bozarslan affectionne, il l’utilise aussi pour qualifier les Monstres de son livre précédent. Ainsi les traque-t-il d’ouvrage concernant Poutine en livre qui suit la métamorphose d’Erdogan en tyran.
L’Europe n’a pas tenu compte écrit-il de l’importance du réarmement de la Russie dont le budget militaire depuis les années 2000, est comparable à celui des pays de puissances moyennes comme la France, le Royaume-Uni ou l’Allemagne. Au lendemain de la guerre en Géorgie en 2008 Poutine est déjà convaincu selon l’auteur qu’aucun des pays voisins de la Russie n’est plus en mesure de résister à sa politique expansionniste. Le tournant pour Poutine se serait produit lorsqu’en 2013 Baṣar al-Assad ayant franchi la « ligne rouge » en Syrie et ayant utilisé des armes chimiques, l’Occident n’a pas réagi. Cela aurait renforcé la soif de pouvoir du tsar. Aux yeux de Poutine, l’Occident est désormais « efféminé », il a perdu sa virilité. L’annexion de la Crimée et les prétentions sur le Donbass ont ainsi été possibles en 2014. En 2021, le retrait des forces américaines d’Afghanistan a convaincu Poutine que l’Occident n’avait plus aucun courage et ne pouvait même plus défendre sa propre sphère d’influence. En 2022, Donald Trump n’était plus à la tête des États-Unis, il a été temps alors pour Poutine d’exprimer sa haine de l’Occident par les armes. Pour parler de ce « temps », Bozarslan convoque Kaïros, le dieu du » moment propice » que Poutine vénère. Le temps est venu pour Poutine de faire un geste plus spectaculaire et plus durable que l’annexion de la Crimée. Toutefois, l’invasion de l’Ukraine qu’il a planifiée non pas comme une guerre mais comme une « opération militaire spéciale » devant être réglée en 24 heures, ne fonctionnera pas comme il l’espérait. Dès que Volodymyr Zelensky a refusé de quitter Kiev, une armée de 20 000 volontaires, hommes et femmes, s’est formée et s’est ajoutée à l’armée officielle ukrainienne.
Outre son anti-occidentalisme, un autre trait important caractérise Poutine, la remarquable simplification de sa pensée, donnant aux mots et aux concepts tels que « monde russe », « civilisation », « verticalité », « État fort » une signification unique et statique. C’est là que dans la pensée poutinienne la guerre a un rôle particulier à jouer. « Par la guerre, il ambitionne de supprimer la complexité de l’espace post soviétique, voire du monde, et détruire toute herméneutique. Dans le domaine de la pensée, ou plutôt de l’impensé, la guerre impose la tyrannie d’un stock cognitif et rhétorique très limité, (…) Ce faisant elle interdit de saisir les mots, les faits et les images (…) dans leur polysémie d’origine (…). » Sur la base de cette caractéristique il rappelle l’appauvrissement sémiologique qui menace ces dernières années le discours politique en Occident et la tendance à s’exprimer par des quasi-slogans. Il plaide alors pour que dans les pays démocratiques et par opposition aux régimes autoritaires, on veille à ce que la pensée puisse s’exercer, se déployer dans toute sa complexité sur l’espace public.
Bozarslan a pu vérifier son analyse à l’écoute du discours du 22 février 2023 de Poutine, à deux jours de la fin de la première année de la guerre en Ukraine. Poutine a eu recours à tous les éléments de sa rhétorique pour dire sa haine de l’Occident et de la démocratie, comme s’il s’auto caricaturait, il a affiché son homophobie, son racisme et ses intentions belliqueuses. Il a confirmé la conclusion à laquelle aboutit Bozarslan à la fin de son analyse : les pays occidentaux n’auront d’autre choix que de s’armer contre l’essor antidémocratique de Poutine dans les années 2020. Toutefois, leur puissance ne dépendra pas tant de ces armes que de l’attrait et de la désirabilité de leurs modèles de société, de leur capacité à héberger autant les tensions et les antagonismes que l’harmonie.
Ouvrage à lire absolument car il met en évidence l’implacable nécessité de préserver la complexité de la pensée malgré les menaces contemporaines.
Nora Şeni