nRecension du livre de TIGRAN YEGAVIAN, Les Chrétiens d’Orient : les oubliés de l’Histoire, Éditions du Rocher, 2019.
par Bugra POYRAZ[1]
Journaliste indépendant et arabisant Tigrane Yégavian, dans son ouvrage Les Chrétiens d’Orient : les oubliés de l’Histoire (éditions du Rocher, 2019), rappelle la situation des minorités chrétiennes au Moyen-Orient et de leur instrumentalisation historique de leur situation par les grandes puissances.
Selon Yégavian, la situation des chrétiens d’Orient connaît un regain d’intérêt au lendemain de la chute de Mossoul aux mains des forces de Daech et l’exode des chrétiens de la plaine de Ninive en juin 2014. « Dans la décennie 2000, les sanglants attentats visant les chrétiens d’Irak et d’Égypte et leurs églises ont certes été relayés dans les médias, mais le mode opératoire répétitif a provoqué sur le long terme une certaine lassitude. »[2] L’auteur pose la question : « Pourquoi l’ingérence et la responsabilité de protéger les chrétiens d’Orient s’avèrent porteuses de funestes conséquences et pourquoi une partie des élites chrétiennes d’Orient ont été – souvent malgré elles – coresponsables de leur malheur ? » L’aveuglement des Occidentaux résulterait en grande partie d’une absence de vision et de la poursuite de leurs intérêts à très court terme. La proximité des Occidentaux est inaudible chez les minorités chrétiennes d’Orient. Cette tradition de l’abandon par l’Occident d’alliés « minoritaires » n’est pas nouvelle selon Yégavian, elle prendrait racine dès l’apparition de la Question d’Orient au XIXe siècle, époque où les puissances occidentales voyaient dans les minorités non musulmanes de l’Empire ottoman de véritables armes de guerre géopolitiques.
Au fil des pages, l’auteur rappelle la période dans laquelle les Assyro-Chaldéens de l’Irak se trouvant dans les zones d’activité de la guérilla kurde ont été durement éprouvés. Leur situation s’est aggravée de manière dramatique en 1991, des villages assyriens ayant été frappés durant la campagne d’épuration ethnique menée contre les Kurdes.
L’auteur traite pays par pays de la situation des chrétiens du Moyen-Orient, tels que les chrétiens du Liban, de Syrie, d’Irak, de Palestine, d’Égypte et de la Jordanie. Il dresse une carte géopolitique précise, en élaborant les développements récents des années 2000.
L’intérêt et l’originalité du livre de Yégavian tiennent à l’ampleur du tableau qu’il dessine en montrant les chrétiens d’Orient en tant qu’acteurs importants de l’Histoire, souvent instrumentalisés par les pouvoirs occidentaux.
Tigran Yégavian rappelle d’abord que la proportion de chrétiens au Moyen-Orient a fortement diminué depuis plus d’un siècle. Après avoir détaillé la situation des communautés chrétiennes selon leur pays, l’auteur souligne le rôle historique de protecteur de la France auprès des chrétiens d’Orient.
L’ouvrage dessine les routes migratoires et précise que « Les Coptes égyptiens visent plutôt l’Amérique du Nord et l’Australie, quand les Syriaques de Syrie, de Turquie optent pour la Suède, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse, les Chaldéens d’Irak, la France et les États-Unis, ou encore les maronites du Liban comptent sur des communautés solidement établies en France et au Canada, aux États Unis, en Argentine, et surtout au Brésil. »
L’auteur s’intéresse également à l’influence des pays qui accueillent les immigrés (par exemple la Suède qui a reçu les fidèles et les membres du clergé de plusieurs branches des églises syriaques), et de manière dont ils maintiennent leurs traditions. Dans le chapitre intitulé « Des communautés qui se diasporisent », il analyse les médias des communautés chrétiennes de la diaspora en tant qu’acteurs transnationaux et discute des organisations non gouvernementales créées par ces communautés de diaspora.
Selon Tigrane Yégavian, si l’Occident porte une responsabilité dans le destin funeste de ces minorités, ces dernières sont aussi coresponsables de leur malheur. Elles sont « coupables » d’une « naïveté meurtrière » celle de croire aveuglément en la parole des représentants de la « Fille aînée de l’Église »[3] c’est-à-dire de la France. Ce fut selon l’auteur le cas des Arméniens de Cilicie, tragiquement abandonnés à leur sort en 1921.
Protectorat religieux des Chrétiens : une tradition artificiellement entretenue
L’auteur livre une analyse historique sérieuse, visitant souvent les ouvrages de Bernard Heyberger, Joseph Yacoub et Antoine Fleyfel, et éclaire la nature de l’intérêt que porte la France aux chrétiens d’Orient. Il développe la thèse que c’est avant tout la rivalité des grandes puissances et l’importance de la question d’Orient qui a contribué à la construction d’un récit sur la « protection » des chrétiens d’Orient. Tout semble opportun pour prouver « la profondeur historique de cette relation fantasmée qui unit la France à ces communautés chrétiennes primitives. » [4] Selon l’auteur, la notion de protection fut instrumentalisée dans les deux sens : par la politique impériale de la France porteuse d’une « mission civilisatrice », et par des minorités elles-mêmes, intéressées et désireuses de bénéficier de la situation de rente que leur octroyait leur statut de protégés, tout en aspirant à sortir des « ténèbres ottomanes ».
Yégavian fait remarquer que, analysant l’histoire des liens traditionnels unissant les maronites à la France, tout est question de représentations. Dans son travail, Yégavian établit un dialogue équilibré entre l’histoire et les circonstances des événements des années 2010 qui poussèrent des chrétiens du Proche-Orient à émigrer massivement. Avec ces différents chapitres dédiés aux chrétiens de Syrie, de Palestine, de Turquie, d’Irak, d’Égypte et du Liban l’auteur offre un ouvrage original mène une analyse critique de l’intérêt porté par les puissances occidentales envers ces minorités à travers les conflits passés et contemporains
[1] Doctorant, Institut français de géopolitique, Université Paris 8. Sujet de sa thèse : Les Assyro-Chaldéens de l’Est de Turquie : enjeux régionaux et migration vers la France au XXème siècle
[2] Yégavian, Version e-book, Chapitre IV, p. 5
[3] Yégavian, Version e-book, Chapitre VIII, p. 2
[4] Yégavian, Version e-book, Chapitre VI, p.25