« Dans le dernier rapport international sur le bonheur, établi sous l’égide de l’ONU, la Turquie est 112e sur 146 pays. Une place qui s’explique certes par les difficultés économiques des Turcs, mais qui révèle aussi un malaise plus profond. La Finlande caracole en tête de ce classement. L’analyse de “Gazete Duvar”, site d’information d’opposition » est traduite et rapportée par le Courrier International du 9 mai 2022.
“Arrête !” Peut-on commencer une chanson par ce mot ? Cem Karaca [célèbre musicien turc des années 1970 et 1980, un des pères du “rock anatolien”] le peut. “Raconte-moi Istanbul, comment c’était ? Raconte-moi le Bosphore !”enchaîne-t-il. C’est en Allemagne, dans les affres de l’exil, après qu’il a fui le coup d’État de 1980 en Turquie et inspiré par le poète Nazim Hikmet (1902-1963, célèbre poète communiste turc) qu’il compose cette chanson : Toujours la tristesse.
Il se figure les habitants d’Istanbul, il les imagine heureux et il ne veut pas gâcher ce rêve, ni le confronter à la réalité, quitte à lui préférer le mensonge : “Les gens riaient, dans le tram, sur les bateaux et dans les bus, même si c’est un mensonge ça me plaît de l’entendre, raconte ! Toujours de la tristesse, de la tristesse, de la tristesse, je n’en peux plus.”
Les gens rient-ils vraiment dans les trams et sur le pont des bateaux ? Sont-ils heureux ? Le sommes-nous ? Il n’y a pas de véritable réponse à cette question, nous le savons. Mais il existe néanmoins un World Happiness Report [“Rapport mondial sur le bonheur”, en français], publié en [mars] 2022 par l’ONU, que nous avons consulté. Pour faire court : notre société n’est pas heureuse.
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Cette enquête est publiée depuis dix ans par le Réseau des solutions pour le développement durable des Nations unies. Depuis cinq ans, c’est systématiquement la Finlande qui est classée en tête, talonnée par ses sombres et froids voisins scandinaves.
Cette année, nous sommes à la 112e position. Chaque année, nous dégringolons dans ce classement. En 2018, lorsque la Finlande s’est taillé la première place pour la première fois, nous étions 74e, puis 79e, 93e et enfin 104e l’année dernière. Après tout, la liste comporte 146 pays, nous avons encore de la marge.
Mais les Nations unies sont-elles vraiment équipées pour établir un tel rapport ? Les Finlandais sont-ils si différents de nous ? Existe-t-il une formule du bonheur ? Et surtout, peut-on vraiment mesurer et comparer le bonheur ou le malheur ?
Qu’est-ce qui nous fait grincer des dents ? Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cet “index du bonheur” ne se fonde pas principalement sur des critères objectifs et chiffrés, tels que le chômage ou l’inflation. Les enquêteurs s’intéressent davantage à la subjectivité des personnes sondées. Ils demandent aux enquêtés où ils pensent se trouver sur “l’échelle du bonheur”, puis établissent un calcul en fonction des réponses non seulement de l’année en cours mais des trois années précédentes. Notre 112e place est donc le fruit de plusieurs années de travail.
Il existe deux types de questions, celles générales sur votre vie que vous vous posez vous-même de temps à autre et d’autres plus spécifiques du type : “Avez-vous ri ou souri au cours de la journée d’hier ? Avez-vous fait quelque chose d’intéressant ou de nouveau dans la journée ? Vous êtes-vous senti respecté au cours de cette journée ? Avez-vous ressenti de la colère, du plaisir, du stress ou de la tristesse ?”
Les enquêteurs, une fois leur classement effectué, cherchent également à trouver les causes du bonheur ou du malheur propres à chaque pays, à travers l’étude de six catégories. Le PIB par tête, le niveau de solidarité (“Si vous êtes face à des difficultés, pouvez-vous compter sur l’aide de votre famille ou de vos amis ?”), l’espérance de vie en bonne santé, le degré de liberté et d’autonomie des individus quant à leur choix de vie, la capacité et le désir de venir en aide à autrui, le degré de corruption dans le privé ou dans le monde politique…
Comme le souligne la première phrase du roman Anna Karénine, écrit par Léon Tolstoï : “Tous les bonheurs se ressemblent, mais chaque infortune a sa physionomie particulière.” L’ambition de cette recherche est donc d’identifier les “physionomies particulières” du bonheur ou du malheur propres à chaque pays. Et voici ce qui ressort du rapport de 2022 nous concernant :
“Nous nous plaignons en majorité de deux choses, le manque d’argent et l’ampleur de la corruption dans notre pays.”
Mais ce rapport ne s’appuie pas que sur des critères économiques, même s’il est évident qu’ils occupent une part importante. C’est pour cela que l’on trouve le Costa Rica à la 23e place, le Kosovo à la 39e ou l’île Maurice à la 52e, bien mieux classés que la Turquie depuis dix ans alors que le niveau de vie des habitants y est inférieur.
C’est ce constat qui est le plus triste, car il tend à nous montrer que nous n’avons pas qu’un problème d’argent. Les raisons de notre malheur sont plus opaques et profondes. Les membres de notre société ont répondu [majoritairement] non à la question “Avez-vous ri hier ?” comme à celles visant à savoir s’ils “s’étaient sentis respectés” ou s’ils “avaient fait quelque chose d’intéressant”.
Et quoi qu’en disent les résultats du rapport sur les causes de ce malheur, il n’est pas dû qu’à l’argent, car nous ne cessons collectivement de nous classer plus bas d’année en année. Nous nous appauvrissons, certes, mais nous déprimons plus vite que nous ne nous appauvrissons. “Toujours la tristesse”…
Mais alors qu’est ce qui rend les Finlandais si heureux ? Qu’est-ce que le bonheur pour eux ? Nous nous en doutons : ils ont leurs lacs, leurs îlots et leurs saunas, mais avec ce rapport, nous voyons surtout qu’ils ont la possibilité d’une vie sans la peur du lendemain. Le luxe de pouvoir se dire qu’ils pourront rebondir s’ils tombent malades ou s’ils perdent leur travail. Qu’ils peuvent faire un enfant en toute tranquillité, qu’il recevra la meilleure éducation et qu’ils pourront le laisser jouer seul dans la rue car ils ont confiance les uns dans les autres.
Peut-être aussi savent-ils se satisfaire de peu, et classer leur existence sur les dernières marches de l’échelle du bonheur, alors que les Américains, les Coréens ou les Japonais, pourtant plus riches, ont un plus gros appétit et s’en trouvent moins heureux ?
Au cours d’une journée, le Finlandais moyen se sent respecté, il ne se fait pas houspiller ou bousculer, il a le sentiment de récolter le fruit de son travail, tente des expériences intéressantes, lit, se promène dans la nature et s’étend paresseusement à regarder autour de lui sans penser à rien de particulier. Il vit. Oui, le Finlandais sourit, rit dans les bus et sur les bateaux. Ce n’est pas toujours de la tristesse, ce n’est pas du mensonge non plus.
Mais après tout, il est beau et agréable d’écouter des chansons tristes, mélancoliques, nostalgiques. Il nous reste toujours cela.
Courrier International, 9 mai 2022, Yenal Bilgici, Photo/Olena Tur/Shutterstock