Qu’est-ce que l’alévisme, cette minorité religieuse dont se réclame le candidat Kilicdaroglu ? – LE FIGARO

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Le principal opposant au président Erdogan, pressenti pour gagner les élections, a brisé un tabou en confessant son appartenance à cette communauté longtemps persécutée, représentant 10 à 15% de la population turque. Par Elisabeth Pierson dans Le Figaro du 24 avril 2023.

«Alevi». Légendée de ce simple mot, la vidéo de Kemal Kilicdaroglu sur Twitter a généré quelque 30 millions de vues depuis le 19 avril. Face caméra, le candidat à la présidentielle en Turquie, qui figure en tête des sondages, revendique son appartenance à la croyance de l’alévisme. «Je pense qu’il est temps d’évoquer avec vous un sujet très particulier, très sensible», entame le principal opposant à l’actuel président Erdogan. «Je suis Alévi, je suis un musulman sincère».

Ces propos ont eu l’effet d’une bombe, à la hauteur du tabou que représente cette communauté en Turquie. Religion pour les uns, hérésie musulmane pour les autres, philosophie ou secte pour d’autres encore, les Alévis n’en constituent pas moins la plus grande minorité religieuse du pays, avec environ 10 à 15% de la population.

Mode de vie communautaire

Tout en revendiquant une tradition originelle de l’islam, plus particulièrement des chiites d’Iran par la vénération d’Ali (gendre du prophète), l’alévisme est une religion syncrétique aux inspirations multiples. Les Alévis gardent par exemple de la religion chrétienne l’idée d’une trinité, à savoir «Allah-Mohammed-Ali». Ils considèrent aussi comme sacrés les livres de l’ancien et du nouveau testament, ainsi que les écrits apocryphes, tout en tirant certains de leurs rites de religiosités anatoliennes et centre-asiatiques. Formée loin des centres urbains où est enseigné un islam lettré, cette religion populaire se classe plutôt dans les traditions soufies, à tendance libérale voire progressiste.

De schisme religieux, l’alévisme est devenu un mode de vie. «Le terme de secte n’est pas approprié par le nombre et l’étendue. Mais il s’agit d’une manière de vivre particulière et très communautariste, qui se distingue du reste des Turcs, analyse Samim Akgönül, historien et politologue, interrogé par Le Figaro. Ils n’ont pas de mosquées, ni de femmes voilées, ils mangent du porc, et se marient beaucoup entre eux. Les unions mixtes chez les sunnites sécularisés sont bien supérieures que chez les Alévis sécularisés».

Hérésie pour les sunnites conservateurs

En Turquie, l’alévisme n’a pourtant pas de statut. Il ne figure même pas parmi les minorités officiellement reconnues. Durant la longue période de l’Empire ottomane, les Alévis, considérés comme la cinquième colonne du chiisme iranien, ont été persécutés par le pouvoir central. Cela les pousse à se rapprocher d’Atatürk lorsque celui-ci fait de la Turquie une république laïque en 1923. D’autant qu’ils ont toujours prôné la séparation entre pouvoir spirituel et temporel.

Mais dans la Turquie de Mustapha Kemal, être musulman sunnite est constitutif de l’intégrité nationale. En 1937 et 1938, le gouvernement réprime une rébellion dans la région de Dersim, tuant entre 70.000 et 90.000 Kurdes alévis. C’est précisément de cette région qu’est originaire Kemal Kilicdaroglu. Son «alévité» était donc fortement pressentie, mais l’assumer publiquement est inédit de la part d’un candidat.

Pourquoi un tel tabou ? «Parce que chez les musulmans sunnites les plus conservateurs, cette religion est une pure hérésie, explique Samim Akgönül, enseignant-chercheur à l’université de Strasbourg et au CNRS. Sans être au stade de l’homosexualité ou du génocide arménien, le sujet reste sensible». Aujourd’hui encore, certains conservateurs sunnites peuvent refuser de manger un plat cuisiné par un Alévi, le considérant comme «impur».

«Crever l’abcès»

Le ministre de l’Intérieur, Suleyman Soylu, a accusé pour sa part Kemal Kilicdaroglu de vouloir se «victimiser» par cette revendication. À moins d’un mois du scrutin, est-ce un acte de sincérité ou d’un calcul politique ? «La Turquie n’a encore jamais connu d’Alévi au pouvoir, en tout cas jamais se revendiquant comme tel. Aujourd’hui, c’est peut-être le moment de briser un tabou», suggère Marc Aslan, président de la Fédération de l’union des alévis de France (Fuaf), parlant d’un «espoir» pour la communauté.

Sur les réseaux sociaux, les commentaires ont été plutôt positifs, beaucoup soulignant le «courage» du candidat, «mais il est encore difficile d’évaluer l’impact de cet aveu sur la campagne présidentielle», affirme le politologue Samim Akgönül. D’autant qu’au sein même de la communauté alévie, les positions divergent sur la position vis-à-vis de l’État et de la majorité sunnite. Certains veulent que l’alévisme soit reconnue et intégrée au sein de l’administration des affaires religieuses, que les cem evi soient considérés comme des lieux de culte au même titre que les mosquées, les dede et les baba, dignitaires alévis, soient rémunérés par l’État comme les imams. D’autres préfèrent une stricte séparation pour conserver leur indépendance. «Car qui dit argent de l’État dit contrôle de l’État», souligne Samim Akgönül.

Pour le chercheur, l’aveu de Kemal Kilicdaroglu ressemble plutôt à une volonté de «crever l’abcès» d’un sujet qui occulte les vrais débats. Début avril, le candidat a fait l’objet d’une controverse après la diffusion d’une photo le montrant debout sur un tapis de prière, en chaussures – un manque de respect pour les sunnites. «La Turquie tourne depuis longtemps sur des questions identitaires, entre Kurdes, Sunnites Alévis, conservateurs laïcs… parvenir à dépasser ce clivage de la société permettrait d’aborder des questions plus sérieuses sur l’inflation, la politique étrangère, par exemple l’adhésion de la Suède à l’Otan», évoque Samim Akgönül. «Kilicdaroglu a sans doute voulu que l’on passe à autre chose».

Reste à savoir comment vont réagir les sunnites conservateurs. «D’ailleurs, voilà sa phrase précise : Je suis alévi, j’ai été élevé dans la foi de Mohammed et Ali en tant que musulman sincère», relève le politologue. «Cette dernière précision est significative, elle s’adresse à tout le reste des musulmans dont il ne veut pas être rejeté».

Par Elisabeth Pierson dans Le Figaro du 24 avril 2023.

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