« Des pays du Moyen-Orient à ceux d’Amérique latine, en passant par les Balkans et l’Asie, les feuilletons turcs inondent les écrans de télévision. » dit The Conversation. La production est variée : soap operas, thrillers… et, souvent, séries historiques.
Si celles-ci apparaissent au début des années 2000, il faut attendre 2011 pour assister à l’explosion des séries en costume traitant du passé impérial de la Turquie.
Le Siècle Magnifique (Muhteșem Yüzyıl), un feuilleton relatant l’époque du sultan Soliman (XVIe) et diffusé à partir de 2011, qui atteint en 2015 le chiffre record de 250 millions de spectateurs repartis à travers 70 pays différents, fait office de précurseur. Non seulement par sa large diffusion mais, aussi, par les réactions très contrastées que la série suscite – des réactions qui reflètent la vivacité des débats sur l’histoire turque et parmi lesquelles on distingue celles du pouvoir en place, soucieux de nourrir un récit historique très précis. Un peu plus tard, deux autres séries diffusées par la télévision publique donneront, elles, pleinement satisfaction à Recep Tayyip Erdoğan et à son parti, l’AKP.
Du Siècle Magnifique à Payitahth : Abdülhamid
Le Siècle Magnifique attire les critiques des franges nationalistes dans certains pays des Balkans (autrefois sous le joug ottoman), et, aussi, de la partie la plus conservatrice de la classe dirigeante et de la société civile turque. Des manifestations ont même lieu dans les rues d’Istanbul pour appeler au boycott. Alors Premier ministre, Recep Tayyip Erdoğan prend la parole pour condamner la diffusion de la série.
La raison de cet acharnement tient au fait que le scénario privilégie les intrigues du harem, orchestrées davantage par les personnages féminins, au lieu de l’histoire politique du sultan Soliman, présenté comme un homme faible, victime des femmes qui gravitent autour de lui et peu engagé dans les affaires militaires.
Néanmoins, Le Siècle Magnifique s’impose sur les écrans de nombreux pays du monde car elle s’inscrit dans un phénomène transnational de nostalgie du passé qui se manifeste, ailleurs, dans des séries en costume telles que The Tudors, The Borgia, Rome, Versailles, etc.
Consciente du succès de ces dernières, et en ayant en tête les profits de Le Siècle Magnifique (qui avait été diffusé sur deux chaînes privées), la chaîne publique turque TRT (Türkiye Radyo ve Televizyon) décide de diffuser deux séries historiques beaucoup plus conformes à la vision de la droite nationaliste, Diriliş : Ertuğrul (2014-2019) et Payitahth : Abdülhamid (2017-2021), les deux ayant entre 150 et 155 épisodes de deux heures et demie chacun (une longueur exorbitante aux yeux du public occidental, mais fréquente en Turquie), diffusés en prime time.
Le roman national fait série
Dirilis (Résurrection) porte sur la vie d’Ertuğrul, un personnage historique du XIIIe siècle qui n’a laissé que très peu de traces, mais qui est communément considéré comme le père d’Osman, le fondateur de la dynastie ottomane.
Payitaht… (Capitale), quant à elle, raconte l’histoire d’un sultan régnant au tournant du XXe siècle, à propos duquel les sources sont très controversées : si, d’après une large partie de l’historiographie européenne, Abdülhamid II est un despote, responsable des massacres des chrétiens de Bulgarie (1876) et des Arméniens (1894-1897), aux yeux de la droite musulmane turque il est une icône nationaliste, victime des conspirations et des entreprises expansionnistes d’une importante partie de l’Europe.
La particularité de ces séries tient principalement à deux facteurs. Il s’agit de deux grandes productions télévisuelles (en termes de longueur et d’investissements) qui, malgré le recours à des sources historiques lacunaires ou controversées, prétendent relater la « vraie histoire » de la Turquie et leur diffusion est largement appuyée par le gouvernement d’Ankara.
En témoigne le fait que Recep Tayiip Erdogan, devenu président en 2014, se rend sur le plateau de Diriliş… pour connaître la distribution. Par la suite, il ne manque pas d’affirmer que la série a « séduit le cœur de la nation » et qu’elle possède une grande valeur pédagogique et culturelle pour le peuple turc et étranger.
Un discours similaire est prononcé à propos de Payitaht…, une série que le président évoque en 2018 lors de la commémoration du centième anniversaire de la mort du sultan Abdülhamid et lors d’un congrès de son parti l’AKP (le Parti de la justice et du développement, au pouvoir depuis 2002) : Erdogan encourage son audience à regarder Payitaht… pour avoir une version véridique du passé et mieux comprendre qui sont, depuis des siècles, les ennemis du peuple turc.
En outre, les vidéos des campagnes électorales d’avril 2017 et de juin 2018, ainsi que la commémoration de la prise de Constantinople en 2016 organisée par l’AKP intègrent des références aux deux séries.
Dans un contexte médiatique de plus en plus politisé, le fait que Diriliş… et Payitaht… soient souvent évoquées au sein des discours de l’AKP et que leur scénario puise sans hésitation dans la rhétorique populiste et religieuse du parti, en fait les séries phares du gouvernement turc. En témoigne leur insistance sur l’importance de défendre à tout prix les communautés dont sont issus les deux héros Ertuğrul et Abdülhamid – une tribu nomade dans le cas du premier et un empire séculaire dans le cas du deuxième –, qui servent de métaphore pour la nation turque contemporaine.
En outre, la présence constante d’un ennemi interne (qui incarne la figure du traître, particulièrement exploitée dans la Turquie post-coup d’État) et externe, alimente la polarisation entre le « nous » et le « eux » typique des discours de l’AKP, alors que les nombreuses références à l’islam servent à revendiquer une supériorité spirituelle face aux ennemis non turcs ou non musulmans.
Des épouses et des filles discrètes
La rhétorique pieuse se manifeste à travers le langage, qu’il s’agisse des invocations d’Allah ou des citations du Coran, à travers le tournage de longues scènes de prière pouvant durer jusqu’à quatre minutes et à travers les costumes : les personnages féminins musulmans ont toujours la tête voilée et des tenues qui s’éloignent beaucoup des robes moulantes et décolletées qui avaient fait autant scandale dans le Le Siècle Magnifique.
En outre, les scènes d’amour et de séduction sont chastes et moins récurrentes, le contact physique entre les amoureux est réduit à des caresses ou à des câlins et les baisers sur les lèvres et la nudité sont bannis.
Ertuğrul et Abdülhamid sont des modèles de dévotion religieuse, ainsi que des héros tout-puissants. Ils incarnent une masculinité basée sur la force physique et sur la résilience dans le cas du premier et sur la sagesse et l’habileté à inventer des stratagèmes pour défaire les ennemis dans le cas du second.
Dans Diriliş… et Payitaht…, les femmes sont reléguées à des rôles plus marginaux : les intrigues basées sur leur rivalité au sein du harem existent, mais elles ne sont pas prépondérantes et sont fréquemment éclipsées par les scènes politiques et militaires dominées par les hommes. En outre, les deux séries insistent sur l’importance, pour les femmes des héros, de la maternité et du mariage comme marqueurs de féminité ainsi que sur l’importance de savoir rester à sa place et d’éviter de se mêler des affaires politiques.
Et s’il arrive qu’une femme dépasse les bornes, un homme n’est jamais loin pour la remettre à sa place (même en la frappant dans le cas de Diriliş… – épisode 23), en lui rappelant que de telles attitudes sont une menace pour le salut de la communauté.
Ainsi, les deux séries alimentent un discours patriarcal qui intime aux femmes d’être des épouses et des filles discrètes, engagées dans des activités « typiquement » féminines (s’occuper du foyer ou du harem, les activités caritatives, la filature et le tissage) et conscientes de leur rôle au sein du couple et de la communauté.
Des séries inspirantes… pour le gouvernement
Malgré des scènes où l’on voit la mère d’Ertuğrul, Hayme, et l’épouse d’Abdülhamid, Bidar, tenir un rôle d’autorité suite à l’absence exceptionnelle, et très courte, du leader masculin, les personnages féminins arrivent rarement à s’imposer sur les hommes dans Diriliş… et Payitaht….
Les séries en costume turques ont été principalement étudiées en fonction de leur valeur historique et de leur rapport avec le gouvernement d’Ankara : néanmoins, les critiques déclenchées par la diffusion du Siècle Magnifique évoquées précédemment et la manière dont le masculin et le féminin sont articulés au sein des séries phare de l’AKP prouvent que les questions de genre sont un prisme d’analyse également valide pour en saisir les enjeux politiques et sociaux.
À la différence de séries turques plus récentes produites par Netflix (Atiye, Ethos, Fatma), qui se lancent, elles, dans la création d’héroïnes intrépides qui contestent le système patriarcal et de personnages masculins vulnérables, les séries historiques diffusées par la chaîne étatique accordent une place d’honneur à des hommes aux traits historiques discutables transformés en de véritables héros et porteurs d’un type de masculinité nationaliste et religieuse servant à inspirer les partisans du gouvernement.
The Conversation, 20 octobre 2021, Ludovica Tua