Le Monde, 08.10.2020, par Alain Frachon – éditorialiste au « Monde »
Le soutien turc à l’offensive de l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh illustre comment une puissance moyenne peut tenir en respect les poids lourds russe et américain.
Chronique. Il n’a peur ni de Moscou ni de Washington. Imprévisible boutefeu de la scène internationale, le Turc Recep Tayyip Erdogan, appétit de géant et culot musclé, défie les grands de ce monde. Il illustre au Caucase une des réalités du moment : les poids moyens tiennent les poids lourds en respect.
Où est le leadership américain quand un des membres de l’OTAN, la Turquie, réveille, sans prévenir ses « alliés », le front de guerre du Haut-Karabakh ? Où est la prépondérance russe sur sa « zone d’influence » traditionnelle quand, appuyée par la Turquie, une ancienne République soviétique, l’Azerbaïdjan, en pilonne une autre, l’Arménie ? Puissance régionale à l’ambition gargantuesque, la Turquie d’Erdogan se moque du Kremlin comme de la Maison Blanche. De Vladimir Poutine comme du fiévreux Donald Trump.
Déclenchés le 27 septembre par l’Azerbaïdjan, les combats se poursuivaient cette semaine. Stepanakert, la « capitale » du Haut-Karabakh, enclave à majorité arménienne en territoire azéri, est chaque jour bombardée par les forces de Bakou. Le Haut-Karabakh, autoproclamé République indépendante, est appuyé par l’Arménie voisine – pour ne pas dire qu’il en fait partie. Dans les affrontements des années 1990, les forces arméniennes ont taillé alentour de l’enclave et, pour la protéger, des zones tampons d’où des dizaines de milliers d’Azéris ont été chassés par la force.
Moscou observe
Quel est l’objectif de Bakou ? Tenter de récupérer une partie du terrain cédé dans les combats du siècle passé ? Relancer une négociation internationale sur le statut du Karabakh ? Moscou observe, appelle au cessez-le-feu, bref, hésite sur la conduite à tenir. L’attaque azérie était préméditée, préparée à l’avance par des forces qui sont traditionnellement équipées par la Russie. Entre Bakou et Moscou, les liens sont sentimentaux aussi : le camarade « papa » Aliev, Heydar, père de l’actuel président azéri, Ilham Aliev, était membre du Politburo de l’URSS. Des liens ont été scellés, verre de vodka en main, en chantant L’Internationale. Ce n’est pas rien.
Poutine était-il au courant des intentions du jeune Aliev ? On peut toujours prêter au grand stratège du Kremlin quelque motivation machiavélique pour laisser la guerre reprendre un moment dans la région. On voit mal le bénéfice. De l’autre côté, la Russie est plus présente encore : elle est liée à l’Arménie par un traité de défense qui ne couvre pas le Haut-Karabakh ; elle arme les forces d’Erevan ; elle dispose d’une base militaire sur le territoire de l’Arménie. La Russie est un peu chez elle à Bakou comme à Erevan.
Habituellement, le Kremlin sonne la fin des batailles entre Arméniens et Azéris. Et chacun obéit à son fournisseur d’armes. Seulement, cette fois, Bakou peut compter sur la Turquie d’Erdogan pour disposer d’une autonomie de manœuvre élargie. La cause de l’Azerbaïdjan turcophone au Karabakh est devenue celle du président turc. La deuxième plus puissante des armées nationales de l’OTAN, celle de la Turquie, appuie, d’une manière ou d’une autre, l’offensive azérie : drones et soldatesque arabe – à forte coloration islamiste – recrutée par Ankara, peut-être même soutien aérien.
Le New York Times rapportait cette semaine la teneur d’un entretien entre le premier ministre arménien, Nikol Pachinian, et Robert O’Brien, le chef du Conseil de sécurité de la Maison Blanche. Pourquoi les Etats-Unis laissent-ils un membre de l’OTAN, la Turquie, alliée de Washington, demandait Pachinian, bombarder avec des F-16 américains une population d’origine arménienne sur un territoire disputé ? Ankara dément, non son appui à l’offensive de Bakou, mais que des F-16 turcs bombardent Stepanakert.
Au Congrès américain, qui a qualifié de génocide le massacre des Arméniens de Turquie au tout début du XXe siècle, on n’apprécie guère que l’allié turc de l’OTAN participe à une attaque contre les Arméniens du Karabakh. On estime que l’histoire oblige la Turquie à une manière de neutralité – au minimum – entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Mais Trump a un faible pour Erdogan. Il y a chez l’homme fort du Bosphore cette manière impulsive et autocratique, ce culot et cette façon de se moquer des experts qui réjouissent l’Américain.
Enfin, dès l’instant où les Etats-Unis estiment que le maintien de la Turquie dans l’OTAN justifie de tolérer toutes les foucades d’Erdogan, celui-ci a les mains libres pour poursuivre sa politique d’expansionnisme régional – au Caucase, au Moyen-Orient, au Maghreb et en Méditerranée orientale. Les Etats-Unis le regrettent sûrement mais y consentent.
La Russie n’est pas en meilleure position. Si Poutine pensait s’être gagné la reconnaissance du président turc en lui vendant, l’an passé, des missiles anti-missiles S-400, il s’est trompé. Aujourd’hui, le grand stratège du Kremlin se retrouve face à la Turquie et à ses forces sur au moins deux des fronts qui lui tiennent à cœur : en Syrie, où Ankara occupe une partie du pays ; en Libye, où Turcs et Russes sont dans des camps opposés. Sans parler du Caucase, où Erdogan attise les combats entre deux des protégés du Kremlin…
En 1956, quand le président Dwight Eisenhower, fâché et approuvé, en l’espèce, par l’URSS, ordonnait aux Britanniques, aux Français et aux Israéliens de mettre fin à leur expédition en Egypte, il était entendu. Au début des années 1990, quand les Etats-Unis imposaient la paix dans les Balkans, avec l’assentiment de Moscou, les canons se taisaient. Les poids lourds exerçaient encore de l’influence. Aujourd’hui, le poids moyen Erdogan « promène » et Poutine et Trump.