À la Cour d’assises d’Istanbul une nouvelle audience du procès sans fin de Pinar Selek a montré la fébrilité du pouvoir turc : un report des débats en septembre et une délégation internationale nassée par la police et interdite de conférence de presse ! À l’approche des élections, les autorités turques ont tenté d’invisibiliser le procès de la sociologue. Par Pascal Maillard sur blog.Mediapart du 2 avril 2023.
Les fourmis industrieuses qui en France, en Turquie, mais aussi dans d’autres pays européens, ont creusé depuis des mois des galeries de solidarité entre les frontières ont plusieurs raisons de se réjouir et d’être fières. L’organisation des trois journées non stop d’événements à Paris entre le 29 et le 31 mars, avec la remise de la Médaille de la Ville de Paris à Pinar Selek, les conférences de presse à la LDH et au Pen Club en présence de personnalités de premier plan, a été un franc succès. Une tribune parue dans Le Monde le 25 mars et signée par Robert Badinter et les Nobel Shirin Ebadi et Annie Ernaux, avait ouvert une semaine de forte mobilisation : « Face à l’acharnement du pouvoir turc contre la sociologue Pinar Selek, les pays européens doivent cesser de regarder ailleurs », écrivaient les signataires de ce texte.
La délégation qui s’est rendue à l’audience du 31 mars à Istanbul n’a jamais été aussi nombreuse, ni aussi variée. Pour la première fois des élu·es de grandes villes et des députées avaient fait le voyage (Michèle Rubirola de Marseille, Jean-Luc Romero de Paris, Véronique Bertholle de Strasbourg, Pascale Martin et Elise Leboucher de la NUPES-LFI, des élues écologistes et communistes …), accompagnant l’association Elu·e·s Contre les Violences faites aux Femmes (ECVF), des avocat·es de France qui ont pu s’exprimer au procès (Martin Pradel et Françoise Cotta), des journalistes, une forte représentation d’universitaires et de chercheurs, membres et responsables d’associations professionnelles (ASES, AFS, AFSP) ou de directions d’université (vice-président·es de Strasbourg et Nice), des syndicalistes (SNESUP-FSU, Solidaires, CGT …) et bien sûr des militant·es féministes, LGBTQI+, des membres des associations des droits humains, des artistes, libraires et éditrices et toutes ces belles personnes libres, engagées et déterminées que Pinar Selek a rassemblées autour d’elle pendant ses années de lutte en Turquie, en France et dans bien d’autres pays.
Oui, en dix années de combat aux côtés de Pinar, après tant d’actions organisées et de délégations coordonnées par celles et ceux que la romancière a nommé·es les « fourmis zinzines » dans son dernier livre, je n’avais jamais vu une telle énergie collective et une telle détermination à faire triompher le droit et la justice pour Pinar Selek.
Quel combat ne s’épuiserait pas au bout de 25 ans de persécution politico-judiciaire ? Celui de Pinar Selek et celui pour Pinar Selek restent aussi inébranlables l’un que l’autre tant ils forment un tout. C’est la force de l’utopie qu’aucun état ne peut arrêter.
Ce 31 mars, l’État turc, en tentant de museler la délégation internationale par l’emploi de la force a montré toute sa faiblesse. Ce que dit très bien le communiqué de presse que je restitue ci-dessous. Une conférence de presse devait se tenir avant l’audience, à 13h devant le Tribunal d’Istanbul, avec des prises de parole successives des avocat·es, des élu·es, des universitaires, des éditrices de Pinar et de la Coordination des collectifs de solidarité. Tous les discours étaient prêts et les journalistes français nombreux.
Au moment de sortir les pancartes et alors que le mégaphone allait diffuser les premières paroles, la police, en tenue d’intervention, a méthodiquement entouré la délégation, fermé hermétiquement le cercle, en a restreint progressivement le rayon, créant pendant quelques minutes stupeur et inquiétude : allait-on assister à des arrestations de certaines personnes ou même de l’ensemble de la délégation internationale ? Allait-on nous refouler du parvis du Tribunal ? Pourrions-nous assister au procès ?
Les élues arborant leur écharpe étaient aussi stupéfaites que les avocat·es et les militantes turques. La délégation est fermement nassée (voir la vidéo ci-dessous ou ici) et personne ne peut y entrer ou en sortir, journalistes compris. Toutes et tous partagent la même condition : enfermé·es, parqué·es, contrôlé·s, interdit·es de mouvement et d’expression publique sur le parvis du tribunal. Des images me traversent l’esprit : Pinar en prison, les collègues universitaires turcs arrêtés, les journalistes emprisonnés. Je pense à tous les opposant·es politiques réprimé·es. C’est évidemment sans commune mesure, mais on éprouve physiquement dans un tel moment la logique de violence mise en œuvre par un état autoritaire.
Au bout de quelques minutes les smartphones se mettent à filmer et à twitter, on diffuse la nasse sur les réseaux, je réponds aux questions d’une journaliste, un fonctionnaire de police entre dans la nasse et annonce que les pancartes sont interdites et que la conférence de presse ne pourra se tenir. Nous sommes interdits d’expression publique, dans le même temps que nous communiquons avec le monde entier. La nasse se transforme lentement en un entonnoir et nous entrons un à un dans l’immense tribunal, mastodonte stalinien, après qu’on nous a obligé de retirer tout signe visible de soutien à Pinar.
Portique électronique, fouille, contrôle d’identité et tout le monde est parqué dans une salle d’attente éloignée de la salle d’audience. Seuls les avocats, les élus et les journalistes seront autorisés à assister à l’audience, après présentation de leurs attestations. Je prends quelques photos dans la précipitation. Un policier qui nous encadre porte une arme à la main. Nous sommes au sein d’un tribunal où la justice doit être dite et c’est la police qui y règne. Il y a bien plus de policiers en arme dans le tribunal que d’avocats ou de juges. On mesure en ce lieu que le judiciaire, le policier et le politique ont fusionné en Turquie. Que reste-t-il de la séparation des pouvoirs? La violence est monolithique , avec les loups gris et l’extrême droite en embuscade, ou à la manœuvre.
Dans la salle d’audience a pris place le Consul général de France à Istanbul. Nul doute qu’il fera un compte rendu circonstancié de l’audience et du traitement infligé à la délégation, à Catherine Colonna, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères. Quand donc l’Etat français aura-t-il le courage – ou plutôt la décence minimale – de protester officiellement auprès de la Turquie contre le sort infligé à Pinar Selek et d’apporter publiquement tout son soutien à la sociologue ?
Le procès de Pinar Selek, qui dure depuis 25 ans, est, comme l’écrit Safer Sivrikaya pour Mediapart, « le symbole d’une justice devenue une arme entre les mains d’un pouvoir politique en pleine dérive autoritaire ». Pour le nommer précisément, je crois qu’on pourrait dire qu’il s’agit d’un procès politico-militaro-judiciaire, ce dont la délégation internationale a vu un exemple remarquable ce 31 mars. Et il l’était dès le début, en 1998, quand la jeune chercheuse se fait arrêter dans le cadre d’une enquête sociologique qu’elle conduisait sur les militants kurdes. On la torture pour qu’elle livre les noms. Elle ne dit rien et protège ses enquêté·es.
Mais Pinar Selek n’est pas seulement dangereuse pour le pouvoir turc par son engagement aux côtés des Kurdes, des Arméniens, ou par sa défense de toutes les minorités. Les travaux de Pinar Selek touchent en effet au cœur de la violence institutionnelle et structurelle du pouvoir turc quand la sociologue publie ses recherches féministes sur le militarisme en Turquie et sur le rôle de la violence dans l’apprentissage de la masculinité au sein même de l’armée. Dans son livre paru en 2014 (Service militaire en Turquie et construction de la classe de sexe dominante, Devenir homme en rampant) et qui va être prochainement réédité, Pinar Selek montre les liens étroits entre le masculinisme dans l’armée, le pouvoir patriarcal et le nationalisme.
La force des recherches de Pinar Selek, de son œuvre et de ses combats est de toucher le talon d’Achille de tous les pouvoirs autoritaires. C’est pourquoi nous sommes et serons toujours de plus en plus nombreuses à la soutenir et à participer à ses luttes. Rien ne nous arrêtera. Les combats de Pinar Selek sont les nôtres, aujourd’hui et maintenant, ici en France et partout dans le monde.
Inquiétude mais aussi espoir après l’audience du 31 mars à Istanbul.
Le combat continue !
Communiqué de la Coordination des collectifs de solidarité avec Pinar Selek
Le 31 mars 2023
À l’audience du 31 mars 2023, la 15ème chambre de la Cour d’assises d’Istanbul a décidé de reporter les débats au 29 septembre et confirmé le mandat d’arrêt émis contre Pinar Selek.
Pinar Selek a été acquittée à quatre reprises dans la même affaire. La Cour d’assises n’a pas remis en cause ces acquittements, mais Pinar Selek est toujours menacée d’une peine de prison à perpétuité. Pinar Selek est la victime d’un acharnement sans précédent dans l’histoire judiciaire de la Turquie, dans le cadre d’un procès politique qui dure depuis un quart de siècle.
La Coordination des collectifs de solidarité avec Pinar Selek dénonce les intimidations d’une présence policière disproportionnée qui a nassé la délégation et empêché la tenue de la conférence de presse. C’est la reconnaissance de notre force et l’aveu de leur faiblesse.
La Coordination, forte de la participation de nombreuses élues, demande au gouvernement français de faire savoir publiquement son soutien plein et entier à la sociologue, son refus de l’extrader et son engagement effectif à assurer sa protection. Elle réitère au président de la République sa demande d’intervention auprès des autorités turques, dont l’obstination conduit à un déni de justice, pour Pinar Selek et toutes les autres victimes de cette affaire. Elle demande à la France de se coordonner avec les pays européens pour refuser l’application du mandat d’arrêt international et de permettre ainsi la libre circulation de Pinar Selek.
Sa famille, ses nombreux avocat·es, la centaine de représentant·es de la délégation, ses ami·es et soutiens de Turquie, l’ACORT et la LDH et toutes celles et tous ceux qui partagent ses espoirs, continuent la lutte.
Nous ne lâcherons rien. Nous savons que la vérité finira par l’emporter. Nous prenons l’engagement de continuer activement notre lutte pour le droit et la justice.
Nous serons toujours avec Pinar Selek, et contre toutes les dominations !
La délégation internationale et la Coordination des collectifs de solidarité avec Pinar Selek