« Le président Recep Tayyip Erdogan qui brigue un troisième mandat, a confirmé dimanche sa volonté d’organiser l’élection présidentielle le 14 mai, soit un mois plus tôt que prévu. Que se cache derrière cette manœuvre à l’approche d’un scrutin qui s’annonce comme l’un des plus serrés des dernières décennies en Turquie ? Éléments de réponse » dit Grégoire Sauvage dans France 24 du 23 janvier 2023.
Le maître des horloges, c’est lui : le président turc Recep Tayyip Erdogan, candidat à sa propre succession, a confirmé dimanche 22 janvier sa volonté d’organiser le 14 mai les élections présidentielle et législatives après plusieurs semaines de spéculations autour d’un nouveau calendrier électoral.
La date ne doit rien au hasard. Elle renvoie à la victoire d’Adnan Menderes, icône de la droite conservatrice, en 1950 lors des premières élections libres en Turquie après trois décennies de parti unique.
« Adnan Menderes a été le premier à gagner contre les kémalistes et à mettre fin à cette longue période de gouvernance des ‘laïcistes’ comme on dit en Turquie », détaille Adel Bakawan, chercheur associé au programme Turquie et Moyen-Orient de l’Institut français des relations internationales (IFRI). « C’est un référentiel pour les catégories les plus conservatrices de la société turque, le socle de Recep Tayyip Erdogan qui cherche ici à envoyer un message à son électorat ».
Pour justifier ce changement de calendrier, le président turc explique avoir voulu éviter que la date initiale du scrutin ne télescope l’organisation des examens universitaires. En réalité, cette manœuvre permettrait au « Reis » de s’épargner une éventuelle bataille juridique autour de sa réélection.
En théorie, la constitution du pays n’autorise que deux mandats présidentiels consécutifs. Cependant, elle prévoit une dérogation « si le Parlement décide de renouveler les élections lors du second mandat du président ». Afin d’appeler à un scrutin anticipé, « une majorité aux trois cinquièmes du Parlement est requise, c’est-à-dire 360 voix sur 600 », rappelle le journal le Monde.
Pour faire valider ce changement, Recep Tayyip Erdogan devra donc trouver le soutien d’au moins 25 élus de l’opposition, l’AKP et le Parti d’action nationaliste, la coalition au pouvoir, ne disposant que de 355 sièges. « Mais pour le moment Erdogan essaye de sous entendre qu’il ne s’agit pas d’une anticipation des élections mais d’un simple ajustement d’ordre administratif par rapport à un calendrier chargé », note Elise Massicard, chercheuse au CNRS et spécialiste de la Turquie, selon qui « rien n’est encore fait ».
Une côte de popularité au plus bas
Au-delà de cet imbroglio juridique, le président candidat chercherait à profiter d’une dynamique plus favorable dans les sondages alors que sa côte de popularité est au plus bas.
« Les sondages ne sont pas favorables mais il y a une petite embellie ces dernières semaines liée à la politique internationale », assure Elise Massicard qui cite le rôle de la Turquie sur le dossier de l’exportation de céréales ukrainiennes ou encore l’opposition à l’entrée de la Suède dans l’Otan. « Cela été beaucoup relayé dans les médias turcs pour vanter la puissance d’Erdogan », ajoute le chercheuse.
Si le « Reis » brille sur la scène internationale, il est en grande difficulté sur la plan intérieur : l’économie tourne au ralenti, la livre a encore perdu près de 30 % de sa valeur l’année dernière face au dollar et une inflation galopante rend la vie impossible à des millions de Turcs. Une partie de l’opinion publique lui reproche également sa dérive autoritaire amorcée en 2014 et renforcée depuis une tentative de Coup d’État en 2016.
À cela s’ajoute la délicate question de la présence de 3,6 millions de Syriens sur le sol turc. Une politique d’accueil généreuse voulue par Erdogan au nom de « la fraternité islamique », rappelle Adel Bakawan. « Or, ces réfugiés sont désormais perçus comme une charge voire un ennemi par une partie de l’opinion publique turque », dans le contexte de crise économique.
Renverser « la table des Six »
Pour barrer la route d’Erdogan vers ce troisième mandat encore loin d’être acquis, une opposition hétéroclite réunie au sein d’une plateforme baptisée « la table des Six », regroupant six formations politiques emmenées par le CHP (Parti républicain du peuple), tente de désigner un candidat unique.
Son objectif : mettre fin au régime ultra présidentiel mis en place par Erdogan avec le référendum constitutionnel de 2017, lui permettant notamment de légiférer par décret et de garder la main sur la nomination des hauts magistrats.
« Mais pour le moment, le camp de l’opposition n’arrive pas à faire émerger un accord. Avancer la date du scrutin est donc une manière de les prendre de court et de limiter leur marge de manœuvres dans ces négociations », analyse Adel Bakawan.
D’autant que le candidat le mieux placé de l’opposition, Ekrem İmamoglu, le maire d’Istanbul, n’est plus une option depuis sa condamnation en décembre à deux ans et demi de prison pour avoir « insulté » des responsables politiques. Ce dernier, qui a fait appel de sa condamnation, avait alors dénoncé « une affaire politique ».
Si Erdogan montre ici qu’il n’a rien perdu de son habileté politique, ce changement de calendrier électoral illustre une forme de fébrilité pour l’homme fort du pays qui, pour la première fois depuis 20 ans, n’est plus totalement maître de son destin.
« Cette élection est loin d’être jouée d’avance », confirme Elise Massicard. Le pouvoir turc qui dispose d’un large accès aux ressources publiques ainsi qu’aux médias nationaux pour mener campagne « semble donc prêt à recourir à toute sorte de stratagèmes et à jouer toutes les cartes dont ils disposent pour l’emporter », estime la chercheuse.
« Malgré tout ce que l’on a dit et toutes ses difficultés, Erdogan reste le favori », juge Adel Bakawan. « Cependant, il est fragilisé et désormais un doute existe » sur l’issue de cette élection présidentielle.
France 24, 23 janvier 2023, Grégoire Sauvage