À moins d’une semaine du double scrutin, et échaudée par le virage autoritaire de son président, la société civile veut empêcher une manipulation du vote. Par Delphine Minoui dans Le Figaro du 7 mai 2023.
Une foule compacte déferle dans l’enceinte du centre culturel Nazim Hikmet, en plein quartier Sisli, à Istanbul. À l’entrée de la salle de spectacle, l’horloge annonce 19 heures. Les retardataires s’entassent sur les dernières marches libres, les moins chanceux collent leur nez à la porte, comme des groupies lors d’un concert de rock. Dans un grand silence, une jeune femme monte sur scène, veste couleur camel sur pantalon noir. Elle se saisit d’un micro, salue le public, puis lance un diaporama frappé du logo de l’association Oy ve Ötesi («le vote et au-delà»). Ce soir, c’est d’élections qu’il est question. «La vigilance est de mise. Merci d’être venus si nombreux», lance cette avocate sous un déluge d’applaudissements. À moins d’une semaine d’un scrutin particulièrement périlleux pour Erdogan, la petite ONG enchaîne les réunions d’information à travers le pays et recrute des observateurs bénévoles pour le scrutin du 14 mai. Adossé au mur du fond, Cem, la vingtaine, prend des notes, courbé sur son smartphone. L’ingénieur aéronautique a fait une heure de transport en commun pour se porter candidat à la surveillance du vote le jour J. «Cette élection, c’est l’élection de la dernière chance. Pas question de laisser le président Erdogan et son parti, l’AKP, tricher pour se maintenir au pouvoir», souffle-t-il, prêt à «s’asseoir toute la nuit sur les urnes s’il le faut.»
À Istanbul, comme ailleurs, l’espoir d’un changement tapisse les murs des immeubles, anime les discussions familiales, les conversations chez le barbier ou à la terrasse des cafés. S’ils n’ont jamais été aussi proches de la victoire, les anti-Erdogan font pourtant campagne avec un handicap de départ, amputés de leur droit à une campagne transparente et intègre. Ces dernières semaines, au moins deux permanences de l’opposition ont été visées par des tirs d’armes à feu. Le principal rival d’Erdogan, Kemal Kilicdaroglu, a dû s’éclipser prématurément d’un meeting à cause d’un déchaînement d’hostilité. Stigmatisé par le pouvoir, le «Gandhi turc», comme l’appellent ses supporteurs, reçoit de nombreuses insultes de la part du président – «putschiste», «impérialiste», «LGBT» – et de son allié ultranationaliste du MHP, Devlet Bahçeli, qui a promis ce week-end à ses partenaires politiques «la prison à vie ou une balle dans le corps». Dans un pays où la presse indépendante est déjà largement muselée, le temps d’antenne accordé ces dernières semaines aux deux candidats principaux sur la chaîne gouvernementale TRT est également outrageusement disproportionné: 32 minutes pour Kilicdarolgu contre 32 heures pour Erdogan, selon le site d’information Duvar.
Risque de fraude
Dans ce climat délétère, le risque de fraude est au cœur des préoccupations. En vingt ans d’AKP, les scrutins ont été relativement épargnés. À chaque élection, des observateurs de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) sont dépêchés en Turquie. Chaque parti politique dispose également de son propre assesseur dans les bureaux de vote. Mais les incidents des années passées ont échaudé la société civile. Asli, 46 ans – dont 9 en tant qu’observatrice bénévole – se souvient de sa première expérience lors des municipales de 2014. «C’était un an après la répression des manifestations de Gezi et une vraie crise de confiance s’était instaurée à l’égard du pouvoir.» Des inquiétudes justifiées: cette année-là, une coupure de courant pendant le dépouillement dans plus de vingt provinces causée, selon la version officielle, par «un chat entré dans un transformateur électrique» donna lieu à des soupçons de manipulation.
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Lors du référendum constitutionnel de 2017 sur l’augmentation des pouvoirs du président, la validation de plus de 2 millions d’enveloppes non tamponnées – contrairement aux conditions requises par le code électoral pour éviter les bourrages d’urne – suscita elle aussi la controverse. Depuis, les rumeurs vont bon train: des internautes croient savoir que 500 millions d’enveloppes auraient été commandées pour les trois scrutins suivants, alors que la Turquie compte environ 50 millions d’électeurs.
Deux ans plus tard, en 2019, les municipales constituèrent le coup de grâce. Élu en mars dès le premier tour, le très populaire candidat à la mairie d’Istanbul, l’opposant Ekrem Imamoglu, vit sa victoire annulée pour «irrégularités» présumées. À l’issue du nouveau scrutin, trois mois plus tard, il l’emporta avec encore plus de voix, sans que les autorités ne daignent cette fois-ci contester le résultat. Les plus optimistes y voient un signe encourageant face à une possible manipulation orchestrée par le pouvoir en cas de victoire de l’opposition, le 14 mai. Les plus sceptiques, eux, rappellent que la triche est bien plus aisée à l’échelon national, d’autant que depuis la vaste purge de l’après-putsch raté de 2016, la mainmise sur les institutions clés du pays, à commencer par le Haut Conseil électoral (YSK), a été renforcée. «Avec la réforme, il y a un an et demi, de la loi électorale, les présidents des commissions électorales locales sont choisis par loterie. Or, la plupart d’entre eux sont des magistrats inexpérimentés et progouvernement qui ont remplacé au pied levé les juges injustement écartés», relève l’avocat Mehdi Özdemir.
D’où une mobilisation sans précédent des citoyens et citoyennes turques. «En Turquie, le vote est une affaire très sérieuse. Le taux de participation est traditionnellement plus élevé que dans les pays européens. Il est le rempart de notre fragile démocratie», relève la journaliste Barçin Yinanç. En plus des centaines de milliers d’observateurs déployés cette année par les partis politiques pour surveiller les 195.000 urnes du pays, une myriade d’associations indépendantes comme les Volontaires de Turquie (Türkiye Gönüllüleri) se mobilisent aux côtés de la plus ancienne, Oy ve Ötesi, créée en 2014. «Les gens sont inquiets, épuisés par les fake news. Notre participation permet de désamorcer leurs craintes et d’assurer la sécurité du vote», relève Hande Turan, sa vice-présidente, qui dit avoir déjà enregistré 40.000 bénévoles – dont de nombreuses femmes. Leur tâche sera d’abord de garder un œil sur le bon déroulement du vote, les observateurs pouvant contacter une hotline en cas d’irrégularité pour qu’elle soit signalée à l’un des 2000 avocats «mobiles», qui pourront déposer une plainte au plus vite.
Le dépouillement, lui, bénéficie d’un système de numérisation inédit qui consiste à photographier et à sauvegarder chaque procès-verbal signé par chaque bureau de vote, afin d’archiver le décompte des voix pour le comparer aux chiffres officiels publiés par le YSK. «Cette base de données sera très précieuse en cas de contestations et nous permettra de réclamer un recomptage», précise-t-elle.
Les onze provinces du Sud-Est sinistrées par le double séisme du 6 février font l’objet d’une attention particulière. «Les habitants sont encore sous le choc d’avoir tout perdu. Les infrastructures sont obsolètes. Ils sont nombreux à vivre sous des tentes et manquent d’information sur le déroulé du scrutin. Quant aux populations déplacées – plus de 3 millions de personnes – qui n’ont pu s’enregistrer dans leur nouvelle ville, il faut les aider à faire le déplacement pour aller voter chez elles», confie Mine Aykal, une enseignante de littérature et bénévole. À l’instar d’Oy ve Ötesi et d’autres organisations, sa petite association a créé une plateforme d’appel aux donations de bons samaritains prêts à financer le billet de bus des plus démunis.
Yigit Göktug, 25 ans, en fait son leitmotiv. À Ankara, la capitale, où il étudie les sciences sociales, le jeune homme a identifié en moins de deux semaines 400 jeunes souhaitant, comme lui, retourner voter à Antakya, sa ville d’origine dévastée par le tremblement de terre. Le 14 mai, il jouera aussi le rôle d’observateur. Un engagement à la fois citoyen et personnel: sans nouvelle de ses parents, ensevelis sous les décombres de leur maison, et dont les corps n’ont toujours pas été retrouvés, il craint que l’identité de dizaine de milliers de disparus, comme eux, ne soit usurpée. «Comme ils n’ont pas été déclarés morts, leur carte d’électeur a été imprimée, et on ne peut exclure la tentation, pour certains, de “les faire voter” en douce», prévient-il.