Malgré une inflation vertigineuse et le terrible double séisme de février dernier, le président islamo-nationaliste a terminé en tête du premier tour de l’élection du dimanche 14 mai. Par Ariane Bonzon sur Slate.fr du 15 mai 2023.
Pour bien des analystes et observateurs, turcs compris, cela allait de soi: le président Recep Tayyip Erdoğan allait payer la facture électorale de l’inflation vertigineuse que connaît la Turquie (72,3 % en 2022) et du double séisme du 6 février (plus de 50.000 morts et 3,5 millions de personnes sans domicile). Après tout, n’en était-il pas responsable?
En cause, en effet: sa politique économique hétérodoxe de taux d’intérêt bas malgré l’inflation, et sa politique de construction, clientéliste et corrompue, laissant la porte ouverte à des constructeurs véreux qui ne respectaient pas les normes antisismiques –sans parler d’une gestion des secours défectueuse. Et pourtant, avec 49,4% des voix face à son rival Kemal Kılıçdaroğlu à l’issue d’un premier tour marqué par une participation élevée, entre 84% et 86% selon le Haut-Comité électoral, le voici favori et presque assuré de sa victoire au second tour de la présidentielle.
Une campagne (très) inéquitable
Certes, la campagne, tout à son avantage, n’a pas été équitable. Le candidat d’opposition Kemal Kılıçdaroğlu est rarement apparu sur les chaînes de télévision, tandis que Recep Tayyip Erdoğan y était omniprésent.
Avec 90% des médias à sa main, le candidat Erdoğan n’a pas non plus hésité à produire de grossiers montages, dont un, diffusé lors de son meeting du 7 mai à Istanbul et à la télévision, qui montre son opposant aux côtes de Murat Karayılan, chef militaire du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), formation kurde autonomiste, inscrite sur la liste des organisations terroristes en Europe et aux États-Unis. De quoi rebuter sa base, Kurdes anti-PKK compris.
Le président turc a aussi placé les dix provinces touchées par le tremblement de terre sous état d’urgence jusqu’au 8 mai, ce qui veut dire qu’il les a privées de la latitude d’expression et de manifestation qu’une campagne électorale induit. Enfin, les irrégularités n’ont pas manqué: concernant l’inscription des réfugiés du séisme sur les listes électorales, le fait que des ministres se présentent à la députation sans démissionner, et qu’Erdoğan lui-même brigue un troisième mandat, alors que la réforme constitutionnelle de 2017 interdit d’en effectuer plus de deux, pour ne citer que quelques exemples.
Ces éléments, tout comme la nouvelle loi électorale, ont dû jouer en sa faveur et pourraient en partie expliquer son score, bien qu’à peu près tous les sondages prévoyaient Kemal Kılıçdaroğlu en première position, avec parfois jusqu’à cinq points d’avance.
Car avec 49,4% des votes contre 45% pour Kılıçdaroğlu, Recep Tayyip Erdoğan l’emporte donc –tout en faisant un moins bon score qu’en 2018 et en étant contraint à un second tour. Quoiqu’également en retrait par rapport au nombre de sièges acquis en 2018, son Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-nationaliste) et ses alliés ultra-nationalistes et islamistes –principalement le Parti d’action nationaliste (MHP), qui a fait mieux qu’attendu–, sont également majoritaires au Parlement, avec 325 députés sur 600 sièges.
Le choix de l’autocratie?
Mais il y a deux autres explications à ce score inattendu, qui contredit les arguments sismiques et économiques, et chahute les analyses évoquant une possible victoire de l’opposition. D’abord, un certain fatalisme des couches populaires: le tremblement de terre, c’est le destin, si c’est écrit on ne peut rien y faire –un narratif qu’a utilisé Erdoğan dans sa campagne.
Seconde explication: l’homme flatte le nationalisme au fondement de la société turque. Le président islamo-nationaliste a donné une nouvelle fierté a de nombreux Turcs en imposant leur pays sur la scène internationale, en projetant 50.000 de ses militaires sur dix terrains différents, en développant une industrie de la défense de plus en plus autonome et exportatrice, en tenant tête de façon transactionnelle à l’Europe, par exemple.
Le candidat a aussi marqué des points en titillant la fibre identitaire de ses électeurs musulmans conservateurs et leurs valeurs familiales, anti-LGBT, bien différentes de celles de cet Occident dégénéré contre lequel le président Erdoğan a accentué la polarisation durant cette dernière décennie.
La colère, le désespoir des frigos vides, autrement dit, ne suffit pas à faire une élection en Turquie. Certains parmi ceux qui aiment les comparaisons sportives assimilent le fonctionnement du noyau de 30% à 40% d’électeurs fidèles à Recep Tayyip Erdoğan à celui d’une équipe de football: qu’elle perde ou qu’elle gagne, on la soutient à tout prix, sous n’importe quelle condition. Après tout, l’actuel président turc n’a-t-il pas caressé la perspective d’une carrière de footballeur dans sa jeunesse?
Enfin, il y a une dernière explication, moins psychologisante. Elle n’exclut pas les autres, mais les replace dans cette dynamique générale actuelle qui voit des sociétés faire le choix du repli nationaliste, de la stabilité et de la sécurité supposées, au prix de l’autocratie, plutôt que d’opter pour la démocratisation et le progrès social. Comme cela sera probablement confirmé lors du second tour présidentiel du 28 mai, qui devrait entériner la victoire de Recep Tayyip Erdoğan.