Le point de vue de Didier Billion dans IRIS:
La Turquie est actuellement confrontée à une importante crise économique et l’avenir économique du pays est incertain. Face aux conséquences sociales importantes de cette crise, Erdogan se dresse en économiste en chef pour la résoudre. Quelles sont les causes de cette crise ? La situation peut-elle encore s’aggraver ? Le point avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.
La Turquie traverse une crise économique et l’inflation s’emballe. Comment le pays s’est-il retrouvé dans cette situation ? Qui en sont les principales victimes ?
Les indicateurs macro-économiques sont en effet très préoccupants depuis maintenant plusieurs mois. L’inflation pour l’année 2021 s’établit, selon les chiffres officiels, à 36 % c’est-à-dire un chiffre plus de sept fois supérieur à l’objectif que s’était fixé le gouvernement. Cette situation s’explique en large partie par une dépréciation de la livre turque de près de 45 % par rapport au dollar dans la même période, ce qui entraîne mécaniquement une augmentation du coût des importations. Par-delà la sècheresse des chiffres, il faut comprendre que la hausse du prix des produits de première nécessité (52 % à 120 % pour l’électricité selon le quota de consommation annoncé le 1er janvier, 25 % pour le gaz naturel consommé par les ménages, 86 % pour l’huile, 54 % pour le pain…) rend les fins de mois singulièrement compliquées pour les catégories sociales les plus défavorisées ainsi que pour une partie des classes moyennes. Dans le même temps, le taux de chômage officiel effleure les 15 % de la population active, ce que de nombreux économistes turcs considèrent comme très sous-évalué.
Cette situation est à la fois le produit de problèmes structurels et de difficultés conjoncturelles, les deux niveaux pouvant s’entremêler. Pour ce qui concerne les paramètres structurels, ils sont, pour aller à l’essentiel, au nombre de trois. Le premier réside dans la dépendance totale de la Turquie aux importations d’hydrocarbures, matières premières dont elle est dénuée, ce qui, au vu de leur cours erratique sur les marchés mondiaux, constitue un élément de grande faiblesse économique. Le deuxième est lié à la dépendance de l’économie turque aux investissements directs étrangers (IDE) qui sont en baisse notoire puisqu’ils s’établissaient autour d’environ 19 milliards de dollars en 2007 et qu’ils ne sont plus que de 5,5 milliards en 2020. Cette situation s’explique bien sûr par les hésitations des investisseurs étrangers en raison de la situation politique du pays et aux dérives liberticides, particulièrement sensibles depuis le coup d’État avorté de 2016. Enfin, le troisième renvoie à la structure de l’économie turque qui possède les caractéristiques d’un pays à revenu intermédiaire et qui peine à passer dans la catégorie des pays à revenus élevés. Pour ce faire, il faudrait que le pouvoir exécutif manifeste la volonté de prendre les décisions de long terme nécessaires, notamment dans les domaines de la formation pour par exemple multiplier le nombre d’ingénieurs et de techniciens susceptibles d’accroître la part des produits à forte valeur ajoutée dans la production industrielle.
Vous avez aussi évoqué des problèmes conjoncturels, quels sont-ils ? Les annonces des mesures prises par le président turc pour lutter contre la crise économique sont-elles suffisantes ou constituent-elles une manœuvre ?
La prétention du président Erdogan à s’affirmer comme l’économiste en chef du pays constitue certainement un facteur d’aggravation des difficultés. Les changements à deux reprises du ministre des Finances et du Trésor en une année indiquent qu’il y a au sommet de l’appareil d’État une valse-hésitation sur les mesures à prendre. Les limogeages à répétition de cadres de la Banque centrale s’expliquent de la même façon. L’entêtement de Recep Tayyip Erdogan à considérer que la baisse des taux d’intérêt de la Banque centrale constitue la panacée pour surmonter la crise actuelle suscite des résistances et des oppositions tranchées.
La mise en place, en octobre 2018, d’un Comité de la politique économique auprès de la présidence de la République composé d’une dizaine d’experts vient parachever un système au sein duquel toutes les décisions, y compris économiques, se concentrent entre les mains d’un seul homme et de ses très proches. Cela signifie par ailleurs que les instances classiques de régulation néolibérale de l’économie, notamment les puissantes organisations patronales telles l’Association des industriels et hommes d’affaires de Turquie (TÜSIAD) voient leur rôle marginalisé. Ainsi cette dernière lorsqu’elle a émis des critiques sur la politique économique en cours s’est vite faite réprimander vertement par le président turc et par les médias qui lui sont acquis, lui conseillant de se contenter de créer des emplois, d’assurer la croissance et de ne surtout pas s’aviser à attaquer le gouvernement.
La propension du président turc à dénoncer des responsables, successivement les directeurs de supermarchés, des forces obscures qui voudraient nuire à la Turquie, les lobbys des taux d’intérêt ne constituent pas une politique et vise à se défausser des ses propres responsabilités.
En ce sens, les annonces présidentielles du 20 décembre de soutien à la livre turque permettant que la valeur de certains dépôts bancaires en livres turques soit désormais liée au cours du dollar, c’est-à-dire, en d’autres termes, que l’État compensera en partie les citoyens dont l’épargne est victime de la dépréciation de la livre, si elle a permis une remontée significative de la livre par rapport au dollar, n’en constitue pas moins une mesure conjoncturelle qui ne permet pas de régler les défis structurels. Ali Babacan, ancien ministre de l’Économie de l’AKP et proche d’Erdogan, désormais passé dans l’opposition, explique pour sa part que si les taux de change ont conjoncturellement chuté, cela s’explique par les importants montants de devises étrangères échangés par la Banque centrale lors de l’intervention présidentielle et non pas en raison de son discours.
« Si Dieu le veut, l’inflation baissera dès que possible » : comment analyser le discours d’Erdogan ? Quelles réactions de la part de l’opposition et des économistes du pays ?
Vous avez raison de faire mention des références religieuses de plus en plus fréquemment utilisées par Recep Tayyip Erdogan pour juguler la crise économique. Le rappel des préceptes coraniques contre les taux d’usure n’est en effet pas d’une grande utilité pour résoudre les difficultés actuelles et relèvent plutôt de la pensée magique.
Une partie des économistes turcs, la TÜSIAD, ce qui reste des syndicats de salariés, et bien sûr les oppositions parlementaires ne cessent de critiquer avec véhémence les décisions gouvernementales en dénonçant leur aspect erratique et surtout leur inefficacité à résoudre les défis actuels.
Pour l’opposition politique à Recep Tayyip Erdogan, la conjoncture est cruciale. Des élections présidentielle et législative doivent théoriquement être organisées au printemps 2023 et il apparait clairement dans les études et sondages d’opinion que les soutiens du président et de son parti, le Parti de la justice et du développement (AKP), est en train de s’effriter. Une partie de sa base sociale et électorale qu’avait consolidée Erdogan grâce aux très bons résultats économiques d’il y a une dizaine d’années est en train de s’éroder significativement, notamment parmi les classes moyennes qui avaient profité des spectaculaires progrès économiques passés. Ce processus à l’œuvre s’est notamment cristallisé lors des élections municipales du printemps 2019, au cours desquelles les deux plus grandes villes du pays, Istanbul et Ankara, ont été gagnées par le principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP).
Pour autant Recep Tayyip Erdogan est un homme politique d’une surprenante réactivité, et s’il est hasardeux de faire des pronostics électoraux précis pour les échéances politiques à venir, il semble que cette fois-ci la partie va être compliquée pour lui. Cela dépendra bien sûr des évolutions économiques des semaines et des mois à venir ainsi que des capacités des partis d’opposition à s’unir et à proposer un programme alternatif crédible et mobilisateur.
Didier Billion dans IRIS, 10 janvier 2022