Radio Canada a publié ce 26 mai un entretien avec Samim Akgönül, directeur du Département d’études turques à l’Université de Strasbourg, au sujet du vote des Turcs de la diaspora:
Outre 64 millions d’électeurs en Turquie, plus de 3 millions de Turcs installés à l’étranger sont appelés à se prononcer en vue du deuxième tour de l’élection présidentielle prévu dimanche.
En Europe occidentale, une grande majorité de ces expatriés ont appuyé le président sortant Recep Tayyip Erdoğan.
Quelle est l’importance du vote de la diaspora turque?
Samim Akgönül: D’abord, jusqu’en 2012, cette diaspora ne pouvait pas voter. Le seul moyen de voter était d’aller aux frontières. D’ailleurs, pendant toutes les années 1990, voire 2000, les partis politiques, les mouvements politiques ont mobilisé des bus pour ramener les ressortissants turcs aux frontières de Turquie pour qu’ils puissent voter. À ce moment-là, le régime en place en Turquie, plus ou moins séculaire, plus ou moins européen, considérait que cette diaspora était par définition trop musulmane, trop islamiste et trop prokurde. Donc lui donner le droit de vote était contraire au principe qui était appliqué en Turquie. Or, à partir des années 2000, l’islam politique arrivant au pouvoir a fait en sorte que donner le droit de vote aux Turcs établis ailleurs est revenu à l’agenda. Et c’est seulement en 2012 que les ressortissants turcs de la diaspora ont eu le droit de vote externe.
Les résultats du premier tour montrent que le parti du président Erdoğan a obtenu 64 % d’appui en France, 65 % en Allemagne et près de 75 % en Belgique.
Samim Akgönül: Il y a des disparités énormes, selon les pays. Dans les pays d’immigration classique comme l’Allemagne, la France, la Belgique, les Pays-Bas ou l’Autriche, il y a surreprésentation du vote islamoconservateur nationaliste, mais aussi surreprésentation du vote prokurde. Dans des pays où il y a d’autres logiques de migration, je pense à la Grande-Bretagne ou à la Suisse, par exemple, il y a surreprésentation du vote prokurde. Les partis prokurdes y atteignent jusqu’à 50 % des voix. Et dans les pays où il y a une migration de type moyenne bourgeoisie, bourgeoisie intellectuelle ou élite, comme au Canada, en Grande-Bretagne ou en Australie, il y a une surreprésentation du vote CHP (opposition séculariste).
Les allégeances politiques sont donc en partie liées aux lieux d’origine de ces électeurs?
Samim Akgönül: On le voit même à l’intérieur d’un État. C’est-à-dire qu’à Strasbourg, là où vous vous trouvez actuellement, il y a une immigration classique provenant de l’Anatolie centrale. Donc il y a une surreprésentation du vote islamo-conservateur et nationaliste. Mais à Marseille, où il y a une concentration de l’élite, mais aussi des Kurdes, il y a une surreprésentation du vote kurde et du vote kémaliste. Vous voyez que même à l’intérieur d’un État, il peut y avoir des disparités importantes.
Comment explique-t-on l’attachement au président Erdoğan de ces électeurs, dont certains vivent depuis des décennies en Europe ou y sont nés?
Samim Akgönül: Dans ces pays, il existe plusieurs facteurs. Le premier est religieux. Le président Erdoğan a réussi à convaincre ces électeurs qu’il était le seul représentant de cet islam politique et que de voter pour d’autres partis serait un acte contraire à l’islam. Les minorités sont très attachées à leur identité religieuse, donc il n’est pas étonnant de voir que les minorités turques en Europe occidentale sont surreprésentées dans le vote Erdoğan. Deuxièmement, les minorités ont besoin d’être rassurées et de prendre leur revanche par rapport à la majorité. Or l’attitude intransigeante, agressive d’Erdoğan plaît aux minorités qui, dans ces pays-là, se sentent frustrées, se sentent discriminées et ne se sentent pas assez représentées. Elles se reconnaissent dans les propos de Recep Tayyip Erdoğan, qui sont très antio-ccidentaux et qui sont très nationalistes.
La diaspora n’est-elle pas aussi éloignée des enjeux de politique intérieure?
Samim Akgönül: La Turquie est traversée par des clivages identitaires qui sont tellement forts qu’ils écrasent les autres motivations de vote. Ces trois grands clivages sont ceux qui existent entre les Turcs et les Kurdes, entre la majorité sunnite et la minorité alévi (minorité religieuse) et entre les islamistes et les séculiers. La crise économique, le tremblement de terre qui a fait plus de 50 000 morts et plus de trois millions de sans-abri, l’usure du pouvoir, la corruption, le népotisme : tout cela passe à la trappe derrière les clivages identitaires. Donc on utilise un discours clivant et ce discours plaît à la diaspora.
En réaction au vote, des politiciens belges se sont demandé comment il était possible d’à la fois voter pour Erdoğan et les valeurs qu’il représente et de vivre en Europe.
Samim Akgönül: Effectivement on peut voir des paradoxes. Certaines des personnes qui votent en majorité pour le parti d’Erdoğan vont voter socialiste en France parce qu’elles estiment que les intérêts de la minorité passent par des partis de gauche. Ce ne sont pas des préoccupations de valeurs, ce ne sont pas des préoccupations rationnelles, ce sont des préoccupations identitaires. Par cette préoccupation-là, on peut très bien combiner une vie en Belgique, en Allemagne ou en France et l’appui à un parti islamoconservateur nationaliste en Turquie. Ces électeurs n’y voient aucune incompatibilité.
Dans le cas d’une élection serrée, le poids de cette diaspora peut-il être déterminant, même si elle ne représente qu’environ 5 % de l’électorat?
Samim Akgönül: Bien entendu, le vote de la diaspora peut avoir une incidence. D’ailleurs, la réaction de l’opposition séculariste occidentale en Turquie est de dire que les gens qui vivent en Allemagne, en France, au Canada, peu importe, dans le confort du monde occidental, ont leur mot à dire sur notre destin alors qu’ils ne vivent même pas là. Ils votent pour Erdoğan alors que nous, c’est nous qui subissons
. Donc il y a tout un débat en Turquie, même sur le droit de vote de cette diaspora. Évidemment, c’est un droit constitutionnel.
Raphaël Bouvier-Auclair