« Usant d’une rhétorique belliciste qui fait craindre un conflit armé, le gouvernement turc multiplie les menaces face à son voisin grec. Depuis Athènes, l’hebdomadaire “To Vima” analyse les raisons de ce regain de tension » rapporte Panagiotis Sotiris dans Courrier International du 2 juillet 2022.
Il faut toujours interpréter avec prudence la rhétorique des politiques et des gouvernements lorsqu’on est dans une période d’élections, alors que les abominations qui sont proférées sont à usage interne et électoraliste.
La Turquie ne fait évidemment pas exception à cet égard. Le pays est en période préélectorale et l’économie risque de devenir le talon d’Achille de Recep Tayyip Erdogan, avec une inflation qui monte en flèche et la livre qui poursuit sa chute. Il donc logique dans cette situation de mettre l’accent sur un repli nationaliste, surtout à un moment où l’opposition turque, à l’exception du HDP, de gauche et prokurde, partage ce ton nationaliste.
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Mais il serait faux de supposer que tout cela relève purement et simplement d’une rhétorique nationaliste. Ça concerne également un changement plus global de la politique turque.
L’escalade du révisionnisme
Ce que nous appelons habituellement “révisionnisme” dans la politique étrangère turque, c’est-à-dire la remise en cause des accords régissant les relations bilatérales et l’interprétation arbitraire du droit international, est un élément de continuité de cette politique. Mais l’on peut constater une escalade des revendications. Des questions relatives aux délimitations des eaux territoriales et du plateau continental, nous sommes passés au casus belli en cas d’expansion des eaux territoriales grecques à la réécriture du droit international pour la zone économique exclusive et maintenant à la contestation directe de la souveraineté grecque dans les grandes îles du nord et de l’est de la mer Égée.
Cela participe clairement d’une stratégie estimant que le monde a inauguré un nouveau chapitre et qu’il y a donc de la place pour un bouleversement radical sur la façon dont les frontières ont été tracées et les “règles du jeu” fixées dans la seconde moitié du XXe siècle. On considère désormais que tout peut faire l’objet de négociations, même les questions frontalières. Peu importe si cela se transforme en conflit ouvert, nous sommes désormais en présence d’un pays qui – ne l’oublions pas – considère qu’une partie du territoire syrien est une extension du territoire turc.
La difficile relation avec l’Occident
La Turquie sait qu’elle est un élément important de l’alliance occidentale (si l’on considère sa situation géographique, la taille de son armée et l’importance de la base d’Incirlik), et elle en profite même lorsqu’elle revendique des “degrés de liberté”. En fait, cela s’applique non seulement à ses relations avec les États-Unis, mais aussi à ses relations avec des pays extérieurs à l’Occident.
Bon nombre des choix plutôt opportunistes que fait la Turquie, comme la fourniture de drones à l’Ukraine à un moment où elle doit se coordonner avec la Russie sur la Syrie, ou la manière dont elle est intervenue dans le conflit azerbaïdjano-arménien, sont faits précisément parce qu’elle dispose du parapluie protecteur de l’Otan.
La Turquie a récemment cherché à renouer des liens avec des pays alliés des américains, avec Washington en ligne de mire : amélioration des relations avec les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, rapprochement avec Israël et recherche d’un canal de communication avec l’Égypte.
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Mais en même temps, il y a une méfiance – parfois un ressentiment – envers le gouvernement Biden. Cela s’explique, notamment, par la suspicion sur le degré d’implication des États-Unis dans le coup d’État de 2016 et par la question des sanctions concernant les missiles russes S-300 et le retrait par Washington de la Turquie du programme d’avions américains F-35.
Et le fait que les États-Unis considèrent toujours les Kurdes syriens comme leur principal allié en Syrie joue un rôle clé. Ce qui revient pour les Turcs à entretenir la crainte “existentielle” que cela serve d’exemple aux Kurdes qui se trouvent de l’autre côté de la frontière, en territoire turc.
La relation “spéciale” États-Unis – Grèce
Dans ce contexte, la Turquie considère que la partie grecque essaie d’établir une relation “spéciale” et privilégiée avec les États-Unis, c’est-à-dire devenir une plaque tournante de premier plan pour les États-Unis dans la région, cela se traduisant par une réticence américaine à reconnaître à la Turquie son caractère de puissance régionale.
Bien que la diplomatie américaine confirme à la Turquie son rôle d’allié irremplaçable, surtout à un moment où Washington ne voudrait pas qu’elle coopère davantage avec la Russie, dans le même temps les grands centres de décision aux États-Unis, y compris le Congrès, considèrent la Turquie avec scepticisme et voient la nécessité de faire pression pour un plus grand alignement avec l’Occident.
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Dans ce contexte, le discours du Premier ministre grec au Congrès peut être considéré comme une tentative de s’adresser aux différents centres de pouvoir aux États-Unis et leur demander de “porter un coup” à la Turquie, par exemple en n’acceptant pas le programme d’avions F-16.
Conflit “chaud” ?
Après l’été 2020, alors qu’il y avait un risque réel de conflit “chaud” sur la question de l’exploration pétrolière dans le sud-est de la Méditerranée, un calme relatif était revenu, permettant d’éviter les sanctions européennes.
Mais maintenant, le gouvernement turc choisit une rhétorique qui n’exclut pas complètement cette possibilité.
Cela est renforcé par la façon dont la Turquie traite l’approche gréco-américaine. Les déclarations d’Erdogan accusent la partie grecque d’essayer d’utiliser la présence américaine comme mécanisme de pression sur la Turquie.
Évidemment, on pourrait dire que tout cela s’adresse de façon détournée aux États-Unis, car la Turquie pousse fort pour l’approbation de son opération en Syrie, ce qui ne peut se faire sans le consentement des États-Unis.
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Il est logique que la Turquie hausse le ton sur tous les fronts, de l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’Otan aux questions de souveraineté des îles grecques, pour enfin arracher des concessions aux États-Unis sur le front syrien, qui l’intéresse principalement.
Mais il semble y avoir une dimension supplémentaire : depuis une décennie, le débat sur “un conflit chaud” visait à faire pression sur les États-Unis pour qu’ils jouent un rôle de médiateur afin que la crise ne s’étende pas. Il serait logique qu’une escalade soudaine conduise à une négociation précipitée.
Aujourd’hui il semblerait que la Turquie prévienne la Grèce que les règles du jeu ont changé : se reposer sur les États-Unis ne sera pas payant. Si la partie grecque ne veut pas être confrontée à l’occupation d’une île, mieux vaut consentir à dialoguer avec la Turquie sans prérequis.
Nous entrons dans une nouvelle phase des relations gréco-turques.
Courrier International, 2 juillet 2022, Panagiotis Sotiris