Marie Jégo, le Monde le 18 août 2021
La Turquie ne voit pas d’un mauvais œil l’arrivée au pouvoir des talibans, et son président s’est même dit prêt à recevoir le chef du nouveau pouvoir afghan.
Tout comme ses partenaires eurasiens – l’Iran et la Russie –, la Turquie ne voit pas d’un mauvais œil l’arrivée au pouvoir des talibans en Afghanistan. « Nous accueillons de manière positive les messages envoyés jusqu’à présent par les talibans, que ce soit aux étrangers et aux représentations diplomatiques, mais aussi à leur propre peuple », a assuré le chef de la diplomatie turque, Mevlüt Cavusoglu, depuis la Jordanie où il était en visite, mardi 17 août. Sa déclaration faisait écho à celle de son homologue russe, Sergueï Lavrov, qui a qualifié de « signal positif » les promesses de dialogue avancées par les nouveaux maîtres de l’Afghanistan.
La Turquie, qui dispose de 500 soldats affectés à la sécurisation de l’aéroport de Kaboul dans le cadre de sa mission au sein l’OTAN, veut les maintenir sur place après le retrait des forces occidentales. Les détails de ce projet étaient discutés depuis des semaines avec Washington et avec le gouvernement du président Ashraf Ghani. Quand les talibans ont envahi la capitale afghane dimanche, cela a mis fin aux pourparlers, faute d’interlocuteurs : les Etats-Unis se retirent et le gouvernement afghan n’existe plus.
Promptes à s’adapter à la nouvelle donne, les autorités turques proposent désormais leurs services au nouveau pouvoir en place à Kaboul. Le président, Recep Tayyip Erdogan, fait du maintien de la présence turque à l’aéroport sa priorité. Conscient de ce que les talibans sont avides de légitimité internationale, il s’est dit prêt, il y a une semaine, à recevoir « la personne » qui les dirige.
« Tout le monde a intérêt à ce que l’aéroport de Kaboul soit sécurisé afin que les diplomates et les humanitaires puissent continuer à travailler. La Turquie propose de s’en charger. De fait, il lui est facile de négocier avec les talibans via le Pakistan et le Qatar, avec lesquels les relations sont solides », estime Bayram Balci, directeur de l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA) à Istanbul.
Trésors de diplomatie
Ankara déploie des trésors de diplomatie pour amadouer les talibans. L’ambassade de Turquie au Qatar est en contact permanent avec la représentation du mouvement sur place et, la semaine dernière, le ministre de la défense, Hulusi Akar, s’est rendu à Islamabad pour inciter l’allié pakistanais à convaincre les talibans à accepter la présence turque.
Mais ni l’invitation de M. Erdogan, ni ses propositions d’une coopération technique et sécuritaire ne semblent jusqu’ici avoir eu le pouvoir d’infléchir la décision des insurgés islamistes, qui insistent pour que « toutes les forces étrangères » quittent l’Afghanistan, conformément aux accords signés avec l’administration américaine à Doha en février 2020.
Devenu la seule porte de sortie possible de l’Afghanistan, l’aéroport Hamid-Karzaï de Kaboul a été le théâtre de scènes de paniques, lundi, quand des milliers de civils afghans cherchant à fuir le nouveau régime ont envahi les pistes, s’accrochant au train d’atterrissage des avions, escaladant les passerelles pour monter à bord. Au moins sept personnes sont mortes sur la piste ce jour-là. Visiblement, les milliers de militaires de l’OTAN, dont les Turcs, ont été débordés.
Lundi, la Turquie a pu évacuer 324 personnes vers Istanbul, essentiellement des civils et du personnel diplomatique. Mardi, les talibans ont bouclé l’aéroport, ce qui a facilité l’évacuation des ressortissants occidentaux, tout en compliquant celle des Afghans ayant coopéré avec eux.
500 soldats turcs suffiront-ils à sécuriser l’aéroport ?
Une fois les évacuations achevées, une fois le départ des forces militaires occidentales acté, 500 soldats turcs suffiront-ils à sécuriser l’aéroport ? D’autant que la Turquie, qui est dépourvue d’unités combattantes en Afghanistan, ne tient pas à envoyer de troupes supplémentaires, du moins officiellement. En revanche, le déploiement de mercenaires syriens aurait été envisagé, selon une tactique déjà éprouvée en Libye et au Haut-Karabakh.
Selon des sources kurdes syriennes, des représentants des services turcs de renseignement seraient notamment en pourparlers avec plusieurs factions rebelles regroupées sous la bannière de l’Armée nationale syrienne, soutenue par Ankara, en vue de l’envoi de plus d’un millier de mercenaires en Afghanistan.
Selon Burhanettin Duran, l’éditorialiste du quotidien pro-gouvernemental Sabah, la Turquie cherche à s’imposer comme « un médiateur de confiance et une force stabilisatrice ». L’hubris turque est à l’œuvre sous sa plume. « Les Turcs savent être actifs dans ce genre de circonstance comme on l’a vu en Irak, en Libye, en Afghanistan et dans le Haut-Karabakh », écrit-il dans l’édition du 16 août.
Mais l’opinion publique ne semble guère acquise à la « diplomatie militaire » chère au gouvernement islamo-conservateur. Selon une étude récente de l’institut de sondages Metropoll, 61,6 % des Turcs souhaitent en effet le retrait des soldats turcs déployés à Kaboul dans le cadre de la mission de l’OTAN
Avant tout, la direction turque veut trouver un terrain d’entente avec les talibans, dans l’espoir de juguler l’afflux de réfugiés afghans à la frontière avec l’Iran. Ces derniers mois, les passages de clandestins, afghans pour l’essentiel d’entre eux, n’ont fait qu’augmenter, contraignant Ankara à procéder à des retours forcés vers Kaboul sur des vols commerciaux, ou à des renvois sauvages vers l’Iran.
Quelque 3 000 représentants des forces spéciales ont été déployés dans les régions frontalières à l’est du pays, dans le cadre de la lutte contre l’immigration clandestine. Un mur en béton est aussi en construction le long d’une partie de la frontière. Une fois achevé, il doit s’étendre sur 295 kilomètres, être doté d’une centaine de tours d’observation, de fossés de part et d’autre, de barbelés et de caméras avec vision nocturne.
Les discours hostiles envers les migrants s’intensifient
Le sujet des migrants est devenu particulièrement sensible en Turquie, où la capacité d’accueil a atteint son maximum avec 3,6 millions de Syriens et des centaines de milliers d’autres ressortissants étrangers, dont 170 000 Afghans hébergés à travers tout le pays.
Alors que les ménages turcs voient leur pouvoir d’achat baisser sous l’effet de la crise économique et de la pandémie de Covid-19, les discours hostiles envers les migrants s’intensifient. Le 11 août, plusieurs centaines de Turcs ont attaqué des commerces et des véhicules appartenant à des Syriens dans le quartier d’Altindag à Ankara. Ce pogrom est survenu après la mort d’un jeune homme turc, poignardé lors d’une rixe entre deux bandes. Selon les affirmations de certains tabloïds, reprises en boucle sur les réseaux sociaux, l’auteur des coups mortels était un Syrien.
Peu de temps auparavant, l’opposition avait accusé les autorités de faire preuve de laxisme dans leur gestion de la question migratoire. Kemal Kiliçdaroglu, à la tête de file du Parti républicain du peuple (CHP, opposition), qui se pose en rival de M. Erdogan, a ainsi promis le mois dernier « de renvoyer les Syriens dans leur pays », si son parti remportait les prochaines élections, prévues en juin 2023.