Un slogan kémaliste scandé lors d’une remise de diplôme d’élèves officiers suscite la polémique en Turquie. Le président islamo-nationaliste, Recep Tayyip Erdogan, tente depuis des années de purger les forces armées turques de ses opposants. Avec un résultat mitigé.
Courrier International, 5 septembre 2024
Depuis une semaine, c’est une simple cérémonie officielle qui enflamme la presse et le débat public turc. Le 30 août dernier, jour de la célébration de la victoire des forces armées turques dans une bataille de la guerre d’indépendance – celle de Dululmpinar, en 1922, remportée par Mustafa Kemal, dit “Atatürk”, fondateur de la République turque l’année suivante –, le président islamo-nationaliste turc, Recep Tayyip Erdogan, assistait à une cérémonie de remise de diplômes d’élèves officiers.
La cérémonie, retransmise notamment par le ministère de la Défense, se tenait dans un stade où avaient été disposés deux immenses portraits, l’un du président Erdogan, l’autre de Mustafa Kemal.
Mais c’est une autre scène, qui ne figurait pas sur les images officielles, qui a déclenché la polémique. En marge du protocole, à la fin de la cérémonie, la quasi-totalité des élèves se sont mis à scander “Nous sommes les soldats de Mustafa Kemal !” Avant de sortir leurs épées de cérémonie pour prêter ensemble le serment de protéger une Turquie “laïque et démocratique”, relate la chaîne d’opposition HalkTv.
Ce slogan est depuis des années repris massivement par l’opposition laïque comme cri de ralliement et de défiance envers le pouvoir islamo-nationaliste de Recep Tayyip Erdogan.
Méfiance entre Erdogan et l’armée
Historiquement très attachée à la figure d’Atatürk – littéralement “père des Turcs” –, l’armée a multiplié durant des décennies des coups d’État en son nom en se présentant comme la garante de l’ordre, mais aussi de la laïcité. Le dernier en date, en 1997, avait renversé le gouvernement islamiste de Necmettin Erbakan, mentor de Recep Tayyip Erdogan. Ce dernier, alors maire d’Istanbul, avait été emprisonné pendant quatre mois. “Tant de coups d’État ont été commis au nom de Mustafa Kemal Atatürk, pourquoi prêter un serment parallèle au serment officiel ? Pourquoi reprendre ainsi un slogan de l’opposition ? C’est inacceptable”, estime un éditorialiste du quotidien progouvernemental Türkiye.
“Cela ne fait aucun doute, des gens ont manipulé ces soldats kémalistes dans le but de créer le chaos dans le pays”, dénonce de son côté le quotidien islamo-nationaliste Yeni Safak. “Ce sont probablement les mêmes que ceux qui étaient derrière la tentative de coup d’État de 2016”, selon le journal. En juillet 2016, une tentative de putsch dont les responsabilités restent encore nébuleuses, bien qu’elles aient été attribuées par le pouvoir à l’imam en exil Fethullah Gülen, ancien allié d’Erdogan devenu sa bête noire, avait échoué de manière sanglante.
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Depuis son arrivée au pouvoir, il y a vingt-deux ans, le président Erdogan tente de purger les forces de sécurité et en premier lieu l’armée des éléments kémalistes les plus radicaux. Avec l’aide des fidèles de l’imam Gülen, à l’époque bien implantés dans le domaine judiciaire, il avait, entre 2007 et 2012, lancé deux immenses procès contre des centaines de militaires accusés de préparer un putsch. Depuis, et surtout après 2016, Erdogan s’est efforcé de placer ses fidèles au sein de l’armée.
Enquête ouverte
“Peut-être reproche-t-on à ces soldats de n’avoir pas chanté ‘Nous sommes les soldats de l’AKP’ [le parti de Erdogan] ?” s’interroge le très kémaliste quotidien Sözcü. Un éditorialiste du quotidien Cumhuriyet tente ironiquement de se mettre à la place d’un partisan d’Erdogan favorable à une purge de l’armée en écrivant : “Nous avons mis en place tant de contrôles dans le recrutement, des examens oraux, nous mettons les anciens en retraite anticipée et pourtant nous continuons à échouer.”
Pour le reste de la presse d’opposition, il s’agit avant tout d’un témoignage de patriotisme qu’il ne faudrait pas politiser outre mesure.
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Pourtant, les cris d’orfraie venus des milieux proches du pouvoir ont fini par payer : jeudi 5 septembre, le ministère de la Défense annonçait ainsi le lancement d’une enquête, rapporte le média en ligne T24.