« La Turquie, mais, dans une moindre mesure, la Chine et l’Inde ont manifesté des doutes et des réserves sur la surenchère guerrière de la Russie en Ukraine et les risques qu’elles représentent pour l’économie » dit Arnaud Vaulerin dans Libération du 22 septembre 2022.
Ce n’est pas un concert de critiques, mais une petite musique d’inquiétudes, de rappels et de mises en garde distillée ces derniers jours. Elle est entendue dans les capitales de pays proches et amis de la Russie ou qui ont l’oreille de Poutine. Dans sa stratégie de médiation entre Kyiv et Moscou, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, est à n’en pas douter celui qui a été le plus explicite ces dernières heures pour alerter sur la nouvelle surenchère militaire et nucléaire de Poutine. Mercredi, après l’appel à la mobilisation partielle lancée par le président russe, la diplomatie turque a condamné les référendums d’annexion «illégitimes» que la Russie prévoit d’organiser dans quatre régions sous son contrôle en Ukraine, à partir de ce vendredi.
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Certes, l’équilibriste Erdogan, qui a toujours refusé de se joindre aux sanctions décrétées contre la Russie, avait accusé les Occidentaux, début septembre, de se rendre coupables de «provocations» envers Moscou. A neuf mois des élections présidentielle et législatives, Erdogan se doit de ménager son partenaire russe qui lui fournit gaz et pétrole. Et d’atténuer au mieux les retombées de la guerre en Ukraine sur une économie turque qui dévisse depuis un an : l’inflation dépasse les 80 %, la livre a perdu plus de la moitié de sa valeur.
«Assez problématique»
Mais, lundi, l’autocrate turc a rejoint le camp occidental pour condamner l’évolution et la conduite de la guerre en Ukraine en rappelant des principes de droit déjà énoncés. «Les terres qui ont été envahies seront rendues à l’Ukraine, a déclaré Erdogan dans une interview à l’émission américaine PBS NewsHour. Sans préciser si cela comprenait la Crimée annexée en 2014. C’est ce que l’on attend, c’est ce que l’on veut, a poursuivi le président turc. Une invasion ne peut être justifiée. […] Les gens meurent et personne ne sera gagnant au final.»
Dans son interview, Recep Tayyip Erdogan a assuré que Poutine était «prêt à mettre fin à ce conflit le plus rapidement possible, car la façon dont les choses se déroulent actuellement est assez problématique». Les deux autocrates, qui se sont rapprochés ces dernières années, se sont rencontrés longuement lors du Sommet de la coopération de Shanghai, organisé la semaine dernière à Samarcande en Ouzbékistan.
Timide reprise économique
Après la déroute éclair de ses troupes dans le nord-est de l’Ukraine, Poutine était arrivé en position de faiblesse dans l’ancienne cité de la route de la soie. Il avait dû publiquement reconnaître que le Chinois Xi Jinping avait évoqué des «questions» et exprimé des «inquiétudes» sur l’évolution du conflit et ses conséquences. Il s’était entendu dire que «l’époque actuelle n’était pas propice à la guerre» de la bouche même de Narendra Modi, le Premier ministre indien. Et rien n’indique que la surenchère guerrière – avec la mobilisation partielle et les projets d’annexion de territoires ukrainiens décrétés par Poutine mercredi – ait rassuré les leaders des deux géants d’Asie. Xi comme Modi, qui soutiennent Poutine au nom d’intérêts économiques et stratégiques bien partagés, redoutent que la guerre plombe la timide reprise économique post-Covid et ébranle les marchés de l’énergie.
Xi n’abandonnera pas son «vieil ami» Poutine lancé dans une fuite en avant guerrière. Mercredi, Pékin a rappelé que «la souveraineté et l’intégrité territoriale de tous les pays [devaient] être respectées», avant d’appeler à un bien minimaliste «cessez-le-feu à travers le dialogue». Dans sa rivalité avec Washington, Xi a besoin du partenaire russe. Un échec de Poutine, un enlisement du conflit mettraient à mal les liens économiques croissants entre les deux puissances. Tout comme ils fragiliseraient la position de la Chine qui s’est rapprochée de Moscou ces derniers mois. Mais elle se gardera bien de trop s’afficher en soutien à Moscou sous peine d’être soumise à des sanctions. Elle avance sur une ligne de crête délicate. Une partition tout en prudence et en distance.
Libération, 22 septembre 2022, Arnaud Vaulerin