« Hôte des Brics, Poutine met en scène son non-isolement » LE MONDE, le 22 octobre 2024
Le président russe veut développer une plateforme de paiements internationaux en monnaie numérique destinée à contourner le dollar.
En dépit des efforts déployés par les Occidentaux pour l’isoler, la Russie ne manque pas d’alliés. Tel est le message que le président Vladimir Poutine veut adresser à « l’Occident collectif » alors qu’il accueille, du 22 au 24 octobre, à Kazan, la ville multiethnique des bords de la Volga, un important sommet des BRICS, neuf pays résolus à renforcer l’affirmation du Sud global.
M. Poutine, qui n’assistera pas au prochain sommet du G20, les 18 et 19 novembre, au Brésil, « pour ne pas perturber » ses travaux, tient là son G20 alternatif, les BRICS. Aux cinq Etats fondateurs – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud –, se sont ajoutés l’Iran, l’Egypte, l’Ethiopie et les Emirats arabes unis. Le groupe jouit d’un attrait sans précédent depuis son expansion, au sommet de Johannesburg en août 2023, une dynamique qui se renforce. Trente pays ont depuis fait acte de candidature, dont la Thaïlande et la Malaisie, gage futur d’une ouverture vers l’Asie du Sud-Est. Sans compter les demandes d’adhésion de la Turquie, de l’Azerbaïdjan, de Cuba et de bien d’autres. « Les portes sont ouvertes, nous n’excluons personne », a déclaré M. Poutine lors d’un forum économique à Moscou, vendredi 18 octobre.
Lire aussi | La Turquie pourrait rejoindre les BRICS
Vingt-quatre dirigeants étrangers, parmi lesquels les présidents chinois, Xi Jinping, iranien, Massoud Pezeshkian, turc, Recep Tayyip Erdogan, et le premier ministre indien, Narendra Modi, ainsi que le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, sont attendus à Kazan, la capitale séculaire du Tatarstan. Présentée comme un havre de tolérance, la ville multiconfessionnelle où se côtoient les églises orthodoxes et les mosquées a, sommet oblige, donné congé à ses fonctionnaires, limitant les ventes d’alcool et barrant les accès des habitants au centre-ville.
L’occasion de redorer son blason
Léger bémol, l’Arabie saoudite, qui n’a jamais confirmé son adhésion aux BRICS malgré l’invitation reçue en 2023, sera représentée par le chef de sa diplomatie et non par le prince héritier, Mohammed Ben Salman. Le président brésilien, Luiz Inacio Lula da Silva, s’est décommandé pour raison de santé.
Décrit comme « l’événement diplomatique le plus important jamais organisé en Russie », le sommet vise, selon Iouri Ouchakov, le conseiller diplomatique du président russe, à « construire brique par brique » un pont vers « un ordre mondial plus juste ». Moscou, a précisé Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, cherche à nouer « des relations qui se basent sur le droit international et non pas sur des règles établies par des pays en particulier, notamment les Etats-unis ». Des propos qui ne manquent pas de sel venant de la Russie, qui n’a eu de cesse ces dernières années d’agresser militairement et d’annexer les territoires de ses voisins, la Géorgie en 2008, l’Ukraine en 2014 et en 2022.
Lire aussi | Moscou échoue à faire des Jeux des BRICS une alternative aux Jeux olympiques
Pour Vladimir Poutine, ce raout diplomatique est l’occasion de redorer son blason. Visé par un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale pour la déportation d’enfants ukrainiens, il avait dû renoncer à se rendre au précédent sommet du groupe en Afrique du Sud, à l’été 2023. Recevoir ses partenaires à domicile, c’est prouver que son pays, loin d’être un paria depuis son invasion de l’Ukraine, fait partie d’un groupe d’Etats puissants, capables de contrer l’hégémonie occidentale sur la scène internationale et dans le commerce mondial. « Les pays de notre association sont les moteurs de la croissance économique mondiale. Dans un proche avenir, les BRICS feront la croissance du PIB mondial », a-t-il tenu à rappeler.
A Kazan, la Russie a plusieurs fers au feu. Elle veut convaincre l’Inde et la Chine, ses principaux partenaires commerciaux, d’utiliser largement leurs monnaies nationales dans les échanges. Malgré la détermination à utiliser les paiements en devises nationales plutôt qu’en dollar, les relations commerciales avec Moscou sont freinées par des problèmes de règlements interbancaires pour la Chine, de convertibilité de la roupie pour l’Inde. Bien réelles, les pressions exercées par les Etats-Unis sur les banques chinoises, indiennes, émiraties, turques, compliquent toujours plus les transactions de la Russie avec ses alliés du Sud.
Evincées du système Swift de paiements interbancaires, les entreprises russes éprouvent des difficultés croissantes à effectuer et à recevoir leurs règlements à destination ou en provenance des pays partenaires. D’où l’initiative que M. Poutine entend développer à Kazan, à savoir la mise en place de BRICS Pay, une plateforme de paiements en monnaie numérique destinée à contourner le billet vert. Pour autant, les discussions sur la création d’une monnaie unique commune au groupe sont « prématurées », a-t-il estimé à quelques jours de l’événement.
Dédollarisation des échanges
Centrale pour la Russie, la perspective d’une dédollarisation des échanges l’est beaucoup moins pour ses partenaires. « Si la question de l’abandon du dollar est soulevée, cela conduira rapidement à ce que le yuan devienne la monnaie de réserve, ce qui ne convient à personne au sein des BRICS, dont les membres tiennent à rester intégrés à l’économie mondiale, avec le dollar comme principale monnaie de réserve », expliquait le politologue russe Alexandre Morozov, enseignant à l’université Charles-de-Prague, sur les ondes de Radio Svoboda (Radio Liberty en russe), le 18 octobre.
Lire aussi | BRICS : l’élargissement à de nouveaux membres, une opération complexe
Non liés par des accords contraignants, même pas par un traité de libre-échange, les membres des BRICS n’ont aucune obligation les uns envers les autres. En revanche, le groupe a mis sur pied dès 2014 la Nouvelle banque de développement (NDB), basée à Shanghaï et dirigée depuis 2023 par Dilma Rousseff, l’ancienne présidente du Brésil (2011-2016). Sa capacité de prêts, 4 milliards de dollars par an, est une goutte d’eau comparée aux 100 milliards de dollars accordés chaque année par la Banque mondiale, mais elle attire, à en juger par les adhésions récentes de l’Algérie, du Bangladesh, de l’Egypte, des Emirats arabes unis et de l’Uruguay.
Au sein de la NDB, la Russie pose problème. « La banque jouit de la deuxième meilleure note de Standard & Poor’s (AA +), alors qu’elle a dû faire face aux sanctions occidentales contre la Russie. Pour ce faire, elle a suspendu ses projets d’investissements dans ce pays », écrit Sarang Shidore, professeur adjoint à l’université George-Washington, dans le mensuel américain The Nation du 15 octobre.
Autre point noir, Moscou renforce sa coopération stratégique avec la Corée du Nord et l’Iran, ce qui n’est pas toujours du goût des autres membres. « Le Sud global n’est pas nécessairement un allié de l’Occident, mais il n’est pas non plus un adversaire. Il ne cherche pas l’endiguement mais plutôt la pratique du multialignement dans un monde où l’hégémonie des Etats-Unis s’érode lentement et où l’avenir de l’ordre mondial est incertain », tempère Sarang Shidore, directeur du programme Global South au Quincy Institute.