Les nouveaux programmes scolaires dans les écoles turques désignent désormais l’Asie centrale sous le nom de “Türkistan”, le “pays des Turcs”. Un changement qui illustre l’influence croissante de l’extrême droite dans le pays, et qui est critiqué dans la presse de l’autre puissance régionale, la Russie.
COURRIER INTERNATIONAL, le 15 octobre , 2024
Désormais, dans les cours de géographie et d’histoire dispensés dans les écoles turques, on ne dira plus “Asie centrale” mais “Türkistan”. Selon une circulaire émise le 9 octobre, c’est ce qu’a décidé le ministère de l’Éducation nationale turc, rapporte le quotidien islamo-nationaliste Yeni Safak, qui se félicite du changement.
“La Turquie, le Türkistan, ce sont des dénominations utilisées pour décrire un lieu ou vit une majorité de Turcs. C’est le cas de l’Asie centrale, qu’importe le nom par lequel d’autres ont pu appeler cette région auparavant”, estime l’historien nationaliste Ramin Sadik, cité par le quotidien.
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Originaires d’Asie centrale, les Turcs ont fait leur entrée en Anatolie en 1071. Mais, au cours des siècles qui ont suivi, ils se sont largement métissés culturellement au contact des populations locales (Kurdes, Grecs, Arméniens, Lazes, Assyriens…).
Le “Touran”, un concept hérité du XIXe siècle
Et, bien qu’ils n’aient plus grand-chose de commun avec leurs ancêtres du Ier millénaire, certains Turcs vont s’intéresser à l’Asie centrale à partir de la fin du XIXe siècle, rappelle le quotidien Sabah. Ils mettent alors en avant le concept de “Touran”, inspiré du pangermanisme et du panslavisme, censé selon eux unir les peuples turciques présents sur un vaste territoire, qui allait de l’actuelle Hongrie jusqu’au Xinjiang chinois.
La chute de l’URSS, en 1991, et le retour à l’indépendance de l’Azerbaïdjan, du Kazakhstan, de l’Ouzbékistan, du Turkménistan et du Kirghizstan va raviver l’intérêt pour cette région, surtout dans les rangs des ultranationalistesDepuis l’alliance en 2018 entre le président turc islamo-nationaliste Recep Tayyip Erdogan et l’extrême droite “touraniste” du Parti d’action nationaliste (MHP), le discours sur les origines des Turcs et la volonté de faire de cette région une chasse gardée de la Turquie fleurit. L’Organisation des États turciques a ainsi récemment officialisé son projet d’un alphabet latin unique de 34 lettres.
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La réforme des programmes scolaires va aussi dans ce sens, se réjouit une éditorialiste du quotidien d’extrême droite Türkiye :
“Dire que l’on n’enseignait plus aux nouvelles générations l’histoire de l’Empire timouride, du khanat de Crimée, de la Horde d’Or ou des révoltes ouzbèkes contre la domination soviétique.”
Dans les médias d’Asie centrale, l’initiative turque est commentée sans enthousiasme. Le site kazakh Tengri News note que “ce changement fait partie d’une stratégie plus large visant à renforcer les liens dans le monde turc, via la création d’une histoire, d’une littérature, de cartes et d’un alphabet communs”. Le site ouzbek Kursiv Media relève également la volonté d’Ankara de “se rapprocher des pays de la région”.
Une expansion dans le “ventre mou” de la Russie ?
La notion de “Türkistan” est plus fraîchement accueillie dans la presse russe. Le site Eurasia Daily s’interroge : “À qui Ankara cherche-t-il à s’opposer en forgeant une coalition ?” Le média russe indique que si “aucun des responsables politiques des pays d’Asie centrale n’a commenté l’innovation turque”, elle est vite devenue “un sujet de discussion brûlant sur les réseaux sociaux”. Et de citer certains commentaires, qui rappellent que “la Turquie a une dette extérieure d’environ 500 milliards d’euros”.
Ankara “vise une expansion dans le ‘ventre mou’ de la Russie”, accuse de son côté Izvestia. Le quotidien moscovite relaie les propos d’Alexander Kobrinski, directeur de l’Agence russe pour les stratégies ethno-nationales, qui considère que “la Turquie menace les intérêts de la Russie en Asie centrale, car à un moment donné la question de la réorientation géopolitique [pour les pays d’Asie centrale] se posera”.
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Un autre expert russe, Alexander Kniazev, cité lui aussi par Izvestia, n’est pas d’accord avec cette vision : “La Russie joue toujours un rôle plus important [que la Turquie] dans l’économie de l’Asie centrale, et elle est prête à mettre en œuvre de grands projets, tandis que la Turquie investit exclusivement dans les PME. Par ailleurs, Moscou reste le principal garant de la sécurité dans la région.”
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