Rhétorique nationaliste, propos polarisants et invectives violentes… Pour maximiser ses chances de remporter la présidentielle turque, dont le deuxième tour est prévu le 28 mai, Recep Tayyip Erdogan emploie la même stratégie qui lui a assuré ses précédents succès électoraux. Décryptage avec Samim Akgönül, historien et politologue, directeur du département d’études turques de l’Université de Strasbourg. Par Marc Daou, France 24 du 18 mai 2023.
Arrivé en tête du premier tour de la présidentielle turque le 14 mai, Recep Tayyip Erdogan a désormais de fortes chances de rester au pouvoir. Avec 49,5 % des voix, contre 44,9 % à Kemal Kilicdaroglu, son rival issu d’une coalition hétéroclite de six partis et soutenu par le Parti démocratique des peuples (HDP) pro-kurde, il est en ballotage favorable pour le second tour.
Alors que certains sondeurs promettaient sa chute, même les législatives ont tourné en sa faveur puisque l’Alliance populaire, la coalition islamo-nationaliste qui regroupe son parti, l’AKP, et des partis d’extrême droite et religieux, a obtenu la majorité parlementaire.
Menacé par l’usure de vingt ans au pouvoir, cible d’un certain mécontentement populaire, nourri par le naufrage de l’économie turque et une inflation galopante, critiqué pour la gestion du double séisme de février, Tayyip Recep Erdogan a employé une stratégie qui a déjà fait ses preuves pour rassembler ses électeurs derrière sa candidature.
“Le président sortant n’a pas vraiment innové lors de sa campagne présidentielle, il est resté fidèle à la stratégie électorale qui l’a porté au pouvoir, explique Samim Akgönül, historien et politologue, directeur du département d’études turques de l’Université de Strasbourg. Elle consiste depuis plusieurs décennies à instrumentaliser les divisions de la société turque et à accentuer les clivages, grâce à un discours identitaire et une rhétorique nationaliste, autour de questions ethniques, sociologiques et confessionnelles”.
Identité turque et rôle de l’islam, grandeur du pays, omniprésence d’Ankara sur la scène internationale… Le Réis a fait vibrer toutes les cordes sensibles chez ses partisans mais aussi chez les Turcs nostalgiques de l’Empire ottoman.
“Sa stratégie populiste, son positionnement conservateur, et sa carrière politique sont construits autour de discours clivants qui sont – et ses victoires électorales lui donnent raison – bien plus payants en Turquie que des discours rassembleurs, souligne Samim Akgönül. La société turque est traversée par des lignes de fracture qu’il est plus facile de faire saigner que de recoudre ou d’apaiser, et Erdogan a toujours su mettre les doigts dans ces lignes de fracture afin de les écarter un peu plus”.
Selon Samim Akgönül, le “Reis” appliquera “ces mêmes recettes” pendant la campagne du second tour parce que les résultats du premier round de la présidentielle montrent que “la population turque vote encore sur des questions identitaires et non pas sur des questions rationnelles comme la crise économique ou la gestion des tremblements de terre”.
« Ceux-là » : jouer la majorité contre les minorités
Grâce à son flair politique, Tayyip Recep Erdogan a également toujours joué à se placer du côté de la majorité, poursuit l’historien. “C’est à dire du côté des Turcs face aux Kurdes – en nationalisant son discours et en se liguant à l’extrême-droite nationaliste –, du côté des sunnites contre les alevis – en s’alliant, comme aujourd’hui, avec l’islam fondamental –, et enfin du côté des conservateurs islamistes contre les laïcs et les séculiers accusés de corrompre la société”, précise-t-il.
”Le slogan le plus réussi de sa campagne est le pronom démonstratif ‘ceux-là’, qu’il a utilisé tout au long de sa carrière, décrypte Samim Akgönül. ‘Ceux-là sont des terroristes, ceux-là ne sont pas comme nous, ceux-là sont des séparatistes, ceux-là sont des LGBT, ceux-là veulent se marier avec des animaux, ceux-là veulent détruire le pays’ et ainsi de suite, et cette peur qu’il instille dans les esprits en pointant les prétendus ‘ennemis’ de la Turquie marche très bien, puisqu’il est à nouveau au seuil de remporter une nouvelle élection”.
Lors de la dernière campagne, se sentant menacé par une opposition unie, le président sortant a même musclé ses attaques et lancé de violentes invectives contre Kemal Kilicdaroglu, issu de la minorité alevi, qu’il a qualifié d’”alcoolique et ivrogne” ou encore de “terroriste”.
“La violence fait partie de la stratégie d’Erdogan qui s’est fait maître de la violence verbale contre ses adversaires et ceux qui ne sont pas avec lui, mais aussi de la violence symbolique comme disait Pierre Bourdieu, en suscitant toujours la peur de la violence physique en utilisant l’appareil répressif de l’État, rappelle Samim Akgönül. Il a même été jusqu’à brandir, notamment après la révolte de Gezi en 2013, la menace d’une violence paramilitaire, de donner des armes à ses partisans et d’embraser les rues”.
Et de conclure : “Finalement, il y a dans son discours un peu de ‘après moi le déluge’, et cette impression dans l’électorat turc que Recep Tayyip Erdogan, qui est au pouvoir depuis plus de 20 ans, est tellement associé à l’existence de l’État que son déboulonnement serait l’équivalent d’une déconstruction de l’État. » Un élément qui peut, selon le politologue, expliquer les bons scores réalisés par le président sortant dans les zones sinistrées par les séismes.