Observatoire de la Turquie Contemporaine, 22 décembre 2021, Alican Tayla
Les trois objectifs principaux de cet article sont :
Analyser la genèse, l’évolution et les composantes d’une doctrine présentée comme eurasiste [Mavi Vatan], ainsi que sa comparaison avec la doctrine de Profondeur stratégique conçue par l’ancien Premier ministre Ahmet Davutoglu.
Etudier la corrélation entre les enjeux de la politique interne et la détermination de la politique étrangère tout en prenant en compte l’impact de l’évolution du contexte régional et intérieur.
Analyser le rôle géopolitique joué par la Turquie dans la situation de tensions en Méditerranée orientale qui présentent des enjeux bilatéraux, régionaux et mondiaux.
Depuis plus d’un an la Turquie est au centre d’importantes tensions diplomatiques et stratégiques en Méditerranée orientale. Concernant notamment la question de l’exploitation de ressources naturelles de gaz et de zones de souveraineté maritime, cette crise implique directement de nombreux Etats du littoral (Turquie, Grèce, Chypre, Egypte, Lybie, Israël…), mais aussi indirectement d’autres puissances comme la France, la Russie et les Etats-Unis. Au cœur des prétentions revendiquées avec de plus en plus d’agressivité par Ankara, un concept, sans cesse mis en avant par le régime de Recep Tayyip Erdogan : Mavi Vatan [la Patrie bleue].
Dans le cadre d’une réflexion portant sur le courant eurasiste en Turquie et son éventuelle influence sur la politique étrangère turque, cette question offre la possibilité d’étudier concrètement la conception, l’évolution et les enjeux autour d’une doctrine stratégique présentée comme eurasiste. A travers l’analyse de la chronologie, du contexte et des acteurs nous étudierons ici le rapport entre les enjeux internes – qu’il s’agisse de calculs électoraux ou de luttes de pouvoir opaques entre différentes factions – et la définition de la politique étrangère.
La genèse de Mavi Vatan
On ne peut étudier la doctrine Mavi Vatan, ainsi que l’idéologie qu’elle représente et l’évolution de la place qu’elle occupe sur le plan politico-stratégique en Turquie en les dissociant du sort des acteurs qui la défendent depuis longtemps. Il s’agit d’un groupe d’officiers de l’armée turque anti-atlantistes et séculaires, nationalitariens [ulusalci] et eurasistes[1], et en particulier de Cem Gürdeniz, contre-amiral de la marine turque désormais retraité.
En effet, c’est Gürdeniz qui utilise le terme Mavi Vatan pour la première fois en 2006, alors qu’il est contre-amiral et à la tête de la « Présidence des plans et doctrines des forces navales [Deniz Kuvvetleri Plan Prensipler Başkanlığı] », pour désigner la zone d’influence maritime de la Turquie. Il sera son principal défenseur jusqu’à nos jours. Ainsi que nous allons le voir, le contenu même de cette doctrine évoluera entre sa première conception au milieu des années 2000 et ce qu’elle désigne de nos jours, particulièrement depuis 2015 et depuis que le régime d’Erdogan a commencé à se l’approprier.
Au départ, il s’agit d’un concept aux contours flous qui renvoie essentiellement à une défense plus active des intérêts maritimes de la Turquie, de la souveraineté turque sur les eaux égéennes et méditerranéennes, à une éventuelle extension de sa zone économique exclusive (ZEE) et plus généralement à une volonté de mettre l’accent sur la puissance navale considérée comme un élément-clé des enjeux stratégiques régionaux. Récemment, ces enjeux étaient résumés ainsi par Cem Gürdeniz : « Pour la géopolitique régionale de la Turquie et de Chypre du Nord il existe trois enjeux principaux concernant la Méditerranée orientale :
- La fondation d’un soi-disant Etat kurde avec accès à la mer.
- La volonté de nous priver de 120 000 kilomètres carrés de notre zone d’influence maritime.
- La tentative de supprimer la République Turque de Chypre du Nord avec notre présence militaire en son sein.
Ces trois axes sont les clés de la géopolitique de la Turquie pour le 21ème siècle. Dans ce sens il faut concevoir les trois facteurs ensemble, « la mère patrie, la patrie bleue et ‘l’Infante Patrie’ [‘Yavru Vatan’ – terme utilisé par les nationalistes turcs pour désigner affectueusement la République turque de Chypre du Nord] et agir dans une perspective d’unicité.[2] [3]»
Comme le résume Ilhan Üzgel, enseignant-chercheur en relations internationales, dans un très bon article consacré à Mavi Vatan[4], cette doctrine reprend un certain nombre de discours nationalitariens qui circulent depuis les années 1990, sans proposer un véritable cadre d’analyse approfondi. Ainsi, parmi ses fondements idéologiques nous retrouvons trois éléments traditionnels liés entre eux : l’anti-impérialisme (qui, ne définissant jamais réellement ce qu’est l’impérialisme et ne critiquant jamais les puissances eurasiatiques, se réduit le plus souvent à une posture purement anti-occidentaliste), le sentiment d’être menacé (selon lequel la Turquie est constamment sous la menace de la cupidité des puissances étrangères, un postulat éternel qui trouve sa genèse dès la fondation même de la République turque) et la « géographie-destin » (selon une ancienne formule, traditionnellement attribuée à Ibn-Khaldoun en Turquie et à Napoléon Bonaparte en France, utilisée en Turquie en allusion à la position géographique extrêmement stratégique du pays, convoitée par les mêmes puissances impérialistes). S’ajoute à ceux-ci, depuis le début des années 2000, le constat de realpolitik qui tend à affirmer que la superpuissance états-unienne est en déclin face à l’émergence des puissances asiatiques ou plutôt eurasiatiques que sont avant tout la Russie et la Chine. Pour ce constat, une politique étrangère judicieuse pour la Turquie serait de ne pas être affiliée au bloc occidental comme par le passé. Par conséquent, le glissement de l’allégeance stratégique de la Turquie du bloc occidental vers le bloc eurasiatique souhaité par les nationalitariens est censé être à la fois conforme à leur point de vue idéologique, mais aussi opportun en termes de calculs stratégiques.
C’est donc ainsi, basée sur un discours de menace constante, que se justifie une doctrine de plus en plus agressive, proche de la notion de « défense de l’avant[5] » [forward defense] qui renvoie avant tout à la nécessité pour la Turquie d’avoir une puissance maritime importante et de mener une politique active, si ce n’est belliqueuse, afin d’étendre au maximum son contrôle sur les zones maritimes de sa région.
Un contexte défavorable pour un concept anti-occidental
Pourtant ce n’est qu’à partir de 2015 que progressivement cette doctrine va occuper une place importante sur la scène politique et médiatique et commencer à constituer les bases de la politique étrangère d’Ankara. C’est justement lorsque nous étudions cette période d’une dizaine d’années (entre 2006 et 2015) et lorsque nous analysons les raisons pour lesquelles Mavi Vatan, longtemps marginale, est devenue dix ans plus tard ce que certains appellent désormais une politique d’Etat, que nous voyons l’impact des dynamiques internes du régime et des luttes de pouvoir sur la détermination de la politique étrangère.
Lorsque Cem Gürdeniz et un certain nombre d’officiers de la marine turque commencent à défendre les thèses de Mavi Vatan au milieu des années 2000, il y a plusieurs obstacles majeurs à ce que cette conception puisse être considérée comme une doctrine viable par l’appareil d’Etat turc et notamment par le gouvernement de l’AKP. Avant tout il s’agit d’une période, à cette époque-là encore, où la Turquie et son armée sont stratégiquement ancrées complètement dans le bloc atlantiste occidental. Il y a certes quelques tensions, qui, lorsqu’on les étudie rétrospectivement, apparaissent comme des prémices ou les causes secondaires d’une plus grande crise qui va s’installer graduellement. La plus importante de ces sources de tensions entre la Turquie et ses alliés occidentaux, les Etats-Unis en tête, eut sans doute lieu le 1er mars 2003 avec le refus par l’Assemblée nationale turque du projet de loi visant à autoriser l’envoi de troupes en Irak et le passage des troupes américaines sur le sol turc[6]. Survenu à quelques semaines du lancement de l’invasion de l’Irak par les troupes américaines, ce refus avait été vu comme une trahison de la part des Etats-Unis et avait provoqué une période de tensions entre les deux pays. Le point culminant de cet épisode avait été ce qui fut appelé par les médias turcs « l’affaire des çuval » (çuval signifie sacs de toile, en référence aux sacs avec lesquels les soldats américains ont couvert la tête des soldats turcs), à savoir l’arrestation par les forces américaines au nord de l’Irak de 11 soldats turcs qui auraient été maltraités, cagoulés et humiliés pendant plusieurs jours avant d’être rendus à la Turquie[7]. La crise diplomatique avait été de courte durée et la Turquie avait maintenu son soutien auprès des Etats-Unis, avec d’ailleurs le vote par le Parlement turc, le 1er jour des opérations (le 20 mars 2003), de l’ouverture de l’espace aérien à l’aviation américaine pour ses bombardements en Irak. Pourtant et ainsi que ce devait se confirmer plus tard, cet épisode fut vécu par les nationalistes turcs comme une véritable humiliation de leur armée par les Américains, laissa une marque profonde et semble avoir eu un effet d’accélérateur idéologique chez certains d’entre eux encourageant le glissement vers des alternatives stratégiques à l’Occident, à commencer par la Russie[8]. En effet, Gürdeniz lui-même n’hésite pas à établir des liens entre cet épisode de 2003 et la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016 que le pouvoir turc attribue aux gülénistes qu’ils considèrent soutenus par les Etats-Unis : « Le pouvoir néoconservateur [américain] n’a jamais pardonné le refus de la résolution du 1er mars. Et leur vengeance a été lourde. Le fait qu’ils aient encagoulé des soldats turcs à Süleymaniye le 4 juillet 2003 a suscité une véritable rupture dans l’histoire de nos forces armées. Tout le monde veut savoir comment on en est arrivé à cette tentative de coup d’Etat [du 15 juillet 2016]… Des forces armées qui ont été encagoulées perdent tout leur prestige et deviennent sujets de manipulations par des puissances étrangères. Ce jour-là a été le point de départ de la destruction que nous connaissons aujourd’hui.[9] »
Malgré cela, et de la perspective plus générale de la première partie du règne de l’AKP en Turquie, entre 2002 et 2007, le contexte n’est pas du tout favorable à une doctrine qui prône entre autres une posture agressive à l’égard de l’Occident. Tout d’abord concernant le vote du 1er mars 2003, il convient de rappeler que la résolution a été refusée à l’Assemblée nationale malgré le soutien énergique d’Erdogan – en communication permanente avec la Maison blanche – et uniquement du fait des voix dissidentes au sein de l’AKP ayant voté contre, comme le bloc d’opposition du CHP. Au regard de la politique étrangère de l’AKP lors de la première moitié de ses années au pouvoir, ce refus est, en ce sens, plus une anomalie qu’une prise de position. Rappelons d’ailleurs que l’état-major turc ne s’opposait pas à l’intervention américaine en Irak, ni même à la résolution pour le déploiement des troupes américaines sur le sol turc[10].
Il s’agit aussi d’une période de réformes et d’intenses négociations avec l’Union européenne, et la perspective d’une adhésion à l’UE, ou du moins les efforts visibles dans ce sens, constituent pour l’AKP d’Erdogan une source de légitimité et un gage de garantie visant à rassurer un électorat libéral, peu nombreux mais influent, loin de la base traditionnelle conservatrice du parti.
De ce point de vue là aussi, nous avons assisté à un tournant important en 2007, car l’Union européenne constituait encore, jusqu’à cette date là, un vecteur politique majeur en Turquie. Ainsi, lors de cette période, une autre source très importante qui nourrit le sentiment antioccidental, non pas seulement parmi les officiers de l’armée, mais plus généralement dans l’opinion publique turque, provient du processus de l’adhésion à l’Union européenne. En effet, 2007 marque aussi l’arrivée à la présidence de la République française de Nicolas Sarkozy qui, avec Angela Merkel chancelière allemande depuis 2005, constituent un bloc extrêmement fort contre l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Provoquant de facto un gel des négociations, cette opposition frontale des deux principaux dirigeants européens est en contradiction avec la position officielle des institutions européennes qui, elles, avaient reconnu que la Turquie avait vocation à devenir membre de l’Union européenne – à condition de réaliser les réformes exigées entre autres par les critères de Copenhague[11]. Cette position s’était affirmée dans un premier temps avec la reconnaissance du statut de candidate officielle de la Turquie en 1999 et dans un second temps avec l’ouverture des négociations en vue d’une adhésion pleine et entière en 2005. Ce revirement des deux chefs d’Etat européens, survenu alors qu’Ankara avait lancé un certain nombre de réformes dans le cadre des négociations, provoque un large sentiment d’indignation au sein de l’opinion publique turque et dans l’ensemble de la scène politique. Ce phénomène aura comme conséquence non seulement la rupture brutale de la dynamique positive des réformes démocratiques en vue de l’adhésion à l’UE, mais aussi l’accroissement rapide de la méfiance voire de l’hostilité à l’égard d’une « Europe chrétienne » dans l’opinion publique turque. Ce qui accélère et justifie le glissement des objectifs internationaux de la Turquie vers la Russie et les pays arabes.
A l’opposé de la situation actuelle, il ne faut pas oublier que dans le contexte de cette période-là, et de façon encore plus marquée à l’occasion des élections législatives de 2007, Erdogan et son gouvernement sont systématiquement accusés, par des milieux nationalistes, d’être à la solde des puissances occidentales menées par les Etats-Unis. Par exemple : « Le traitement de ces militaires turcs cagoulés, menottés et retenus prisonniers pendant plusieurs jours par un pays allié émeut fortement l’opinion publique. Ressenti comme une offense à l’honneur national, l’incident inspire en 2005 une superproduction turque ‘La vallée des loups (Kurtlar Vadisi-Irak)’ qui bat alors tous les records d’entrée en Turquie. Ce film de Serdar Akar, usant des artifices classiques de la mise en scène hollywoodienne, place résolument l’Amérique dans le rôle du ‘méchant’ et provoque une polémique en Allemagne (où il remporte aussi un grand succès) tant pour son ‘antiaméricanisme’ que pour certaines scènes suspectées d’antisémitisme. Depuis, dans le contexte électoral tendu de 2007, les milieux nationalistes ont sans arrêt essayé de retourner ce sentiment d’hostilité à l’égard de l’Amérique contre le gouvernement de l’AKP, accusé d’être l’instrument d’une destruction de l’Etat national planifiée par les Etats-Unis ou régulièrement tancé pour son attitude ‘timorée’ sur les questions kurde ou chypriote…[12] »
La doctrine de Mavi Vatan était d’ailleurs, pendant toute cette période, à l’ombre d’une autre approche stratégique très déterminante pour la Turquie de l’AKP : celle de « Profondeur stratégique » théorisée et menée par Ahmet Davutoglu, l’une des personnalités-clés du régime d’Erdogan. Conseiller personnel de ce dernier dès 2003, Davutoglu avait publié, en 2001, son ouvrage Stratejik Derinlik[13] [Profondeur stratégique] qui donne son nom à la politique étrangère qu’il préconisait. Avant de décrire cette doctrine, une précision sémantique s’impose. Alors que l’approche portée par Ahmet Davutoglu a largement été présentée comme « néo-ottomaniste » – particulièrement par les médias et les observateurs occidentaux – ce terme, jamais clairement défini, ni revendiqué par les acteurs concernés, apparaît largement insuffisant, trompeur et source de confusion quant à la politique étrangère de la Turquie dans l’ère AKP. De plus cette confusion est alimentée par l’instrumentalisation de plus en plus systématique par Erdogan des symboles hérités de l’Empire ottoman en vue de raviver sa base électorale autour d’une idéologie. Pourtant, il ne s’agit pas là d’une idée neuve et originale que serait le « néo-ottomanisme », mais plutôt d’une tentative de rassemblement autour de l’éternelle synthèse turco-islamique[14].
En tout cas, la vision de Davutoglu partait de l’idée d’assumer les liens entre la Turquie d’aujourd’hui et l’Empire ottoman, considéré avant tout comme le grand protecteur des peuples musulmans du Moyen-Orient et leur pont avec l’Occident. A l’image de la désormais tristement célèbre formule « zéro problème avec les voisins », il s’agissait avant tout de s’octroyer un rôle de médiateur régional en multipliant les initiatives diplomatiques, les échanges culturels et commerciaux et d’utiliser le soft power sur une zone d’influence étendue. « [La Turquie], longtemps en mal de développement et considéré[e] comme périphérique par l’Europe, a changé de statut pour devenir une puissance émergente, influente sur le plan régional et reconnue sur le plan international. Ankara a élaboré une diplomatie de soft power, avec pour axiome ‘zéro problème avec les voisins’. Lors du ‘Printemps arabe’ qu’ont notamment connu, début 2011, la Tunisie, l’Égypte et la Lybie, les manifestants ont exprimé de l’intérêt pour l’expérience turque, notamment pour être parvenue à faire coexister démocratie, économie de marché dynamique et islam. Les médias internationaux allèrent jusqu’à parler de ‘modèle turc’, formule accrocheuse mais exagérée. Les dirigeants turcs eux-mêmes récusèrent ce terme, préférant faire de leur pays une expérience et une source d’inspiration pour les sociétés arabo-musulmanes.[15] »
L’échec de la Profondeur stratégique d’Ahmet Davutoglu
Bien qu’ayant suscitée une attention considérable, non seulement dans les pays musulmans mais aussi en Occident, la doctrine extrêmement ambitieuse de « profondeur stratégique » était clairement tout aussi optimiste. Son échec prévisible a certainement été accéléré par les événements extérieurs qui, très vite, dépassèrent les moyens diplomatiques et la marge de manœuvre de la Turquie très largement insuffisants pour mener une telle doctrine de façon réaliste. En plus de cette question essentielle de manque de moyens à la hauteur des ambitions, nous pouvons énumérer trois facteurs importants qui peuvent expliquer l’échec de la doctrine de « zéro problème avec les voisins ».
Premièrement, en répétant une erreur d’appréciation capitale commise par les Jeunes turcs à la fin de l’Empire ottoman, Erdogan et Davutoglu ont clairement surestimé le rôle que pourrait jouer l’islam pour fédérer les peuples du Moyen-Orient autour d’un leadership turc. En effet, ce sont les intérêts géopolitiques des différents Etats, changeants et souvent difficilement conciliables qui priment toujours sur la notion très mystifiée d’une soi-disant union fraternelle entre pays musulmans – qui accepteraient la Turquie comme « grand frère », pour poursuivre l’analogie. Une autre illusion répandue en Turquie, plus encore dans les milieux nationalistes qu’islamistes, concerne la perception de l’héritage de l’Empire ottoman dans les autres pays musulmans de la région. Encore une fois très changeante selon les contextes politiques, l’image de l’Empire qu’ont les populations des pays sous domination ottomane jusqu’au début du 20ème siècle est très loin d’être aussi homogène et positive que voudraient bien croire les tenants de cette approche. Pourtant, à plusieurs reprises, cet éventuel rôle d’influence que pourrait jouer la Turquie a aussi séduit certains dirigeants occidentaux, notamment aux Etats-Unis et souvent de façon contradictoire : « On voit ainsi que la signification du modèle pour les Etats-Unis s’est transformée dans l’immédiat après-guerre froide. Au départ, lorsque la Turquie était mise en concurrence avec l’influence iranienne en Asie centrale et en Azerbaïdjan, ce qui comptait le plus était son caractère laïque et démocratique, qui s’opposait à la théocratie iranienne. En revanche, dans le monde de l’après-11 septembre, c’est l’identité de la Turquie comme Etat musulman et démocratique qui est mise en avant. Les Etats-Unis croient fermement que ce n’est pas la laïcité, mais sa qualité d’Etat musulman démocratique qui a rendu la Turquie plus attrayante pour le monde islamique.[16] »
Deuxièmement, les grands bouleversements en Afrique du Nord et au Moyen-Orient qui commencèrent en 2011 avec les Printemps arabes ont rendu totalement impossible la poursuite par la Turquie d’une politique cohérente et active, basée sur la volonté de devenir un acteur majeur. Pendant un temps les événements semblaient favoriser l’image d’une Turquie qui pourrait proposer un modèle démocratique. Pourtant, promue en grande partie par les médias occidentaux, cette idée d’une Turquie démocratique, laïque et musulmane à la fois s’appuyait sur de nombreux raccourcis et erreurs historiques, sociologiques et politiques. La répression violente, en été 2013, du mouvement de protestation, commencé dans le parc Gezi d’Istanbul avant de se propager dans l’ensemble du territoire, fut sans doute le symbole de l’implosion de cette illusion de modèle démocratique. En tout cas, la crise libyenne et la guerre civile en Syrie lors desquelles la Turquie essaya, et essaye toujours, de jouer un rôle actif, contribuèrent grandement à une isolation diplomatique de plus en plus marquée où Ankara irritait de plus en plus ses partenaires et alliés occidentaux, sans consolider une quelconque position de force auprès des Etats musulmans. Mais ce sont les développements en Egypte qui ont le plus marginalisé la position diplomatique d’Erdogan qui, à la suite du renversement de Hosni Moubarak en 2011, avait soutenu très énergiquement les Frères musulmans et établi des relations importantes avec Mohamed Morsi, devenu président le 30 juin 2012[17]. En effet, comme le note le chercheur Bayram Balci : « Le coup d’Etat militaire de 2013 qui a entraîné la chute de Morsi suivi de sa condamnation à mort a été vécu comme un traumatisme. ‘Pour Erdogan, son sort est lié à celui de Morsi. Il est persuadé que s’il faiblit, il subira le même destin.’[18] » Ainsi, la dynamique pressentie comme positive au début des Printemps arabes s’inverse très vite : « En 2012, la plupart des succès obtenus dans le cadre de la doctrine [de profondeur stratégique et de ‘zéro problème avec les voisins’] s’étaient transformés en échec. La supposée ‘profondeur stratégique’ de la Turquie ne constituait pas un véritable atout face aux multiples crises comme la guerre civile en Syrie, le siège de Gaza ou la destitution du président égyptien Mohamed Morsi.[19] »
En ce sens, l’implication de la Turquie dans la Guerre civile syrienne illustre les incohérences et les difficultés d’adaptation de la stratégie régionale d’Erdogan et de Davutoglu. « [Concernant la Syrie] Depuis son arrivée au pouvoir en 2002, l’AKP a poursuivi des politiques totalement différentes à l’égard de son voisin du sud. D’abord, dans les années 2000, Erdogan a entretenu des liens amicaux avec Bachar al-Assad. Ensuite, après 2010, il a essayé de le renverser. Finalement, depuis 2016, Erdogan travaille inconfortablement avec la Russie afin d’occuper certaines parties du pays d’Assad dans le but de combattre les forces nationalistes kurdes.[20] » Surtout, parallèlement aux bouleversements en Egypte, l’échec de cette politique syrienne finira par provoquer une nette redéfinition de la politique étrangère turque. Cette redéfinition est marquée par l’abandon définitif du rêve de créer un axe sunnite-Frères musulmans qui aurait été dirigé par la Turquie, le retour à l’objectif traditionnel de l’endiguement des forces kurdes et, encore une fois, le rapprochement avec la Russie qui s’impose de plus en plus comme une nécessité.
Le troisième et dernier facteur derrière l’échec de la politique de « zéro problème avec les voisins », qui est étonnamment rarement mentionné, est la nécessité, pour pouvoir mener une telle action régionale, de posséder une stabilité politique à l’intérieur des frontières, qui faisait clairement défaut en Turquie. L’AKP multiplie, en 2013, les initiatives en vue de diviser, si ce n’est de séduire, l’électorat kurde du pays, comme la série de projets de réformes de démocratisation portant notamment sur les minorités dévoilée le 30 septembre 2013[21] ou le meeting du 16 novembre 2013 d’Erdogan à Diyarbakir, la plus grande ville kurde de Turquie, aux côtés du Président du gouvernement régional du Kurdistan Massoud Barzani et de l’artiste kurde Sivan Perwer, lors duquel Erdogan prononce pour la première fois le mot « Kurdistan » (en allusion au gouvernement autonome du nord de l’Irak) et délivre un discours extrêmement cordial à l’égard des minorités kurdes[22]. Néanmoins ces tentatives sont globalement jugées insuffisantes par l’opposition[23] et particulièrement critiquées par les mouvements pro-Kurdes. Par conséquent la répression envers l’opposition reprend de plus belle, pendant que la position internationale du gouvernement est encore plus fragilisée du fait du rôle ambigu d’Ankara lors du long siège et de la bataille de Kobané (13 septembre 2014 – 14 juin 2015) entre les forces kurdes et Daesh[24] [25]. La poursuite d’une ligne répressive dure à l’intérieur et d’une politique de plus en plus interventionniste à l’extérieur adoptées par Erdogan est aussi à l’origine de tensions entre ce dernier et plusieurs cadres importants du parti. D’une part avec Bülent Arinç concernant les mesures à prendre dans le cadre de la résolution du problème kurde – 20-23 mars 2015[26] ; épisode qui devient un véritable bras de fer entre Erdogan, désormais Président de la République et le gouvernement qui tente d’affirmer une certaine autonomie. Les divergences entre les deux personnalités fortes de l’AKP avaient déjà émergé pendant les soulèvements de Gezi. Entrant désormais en rivalité ouverte avec Erdogan, Arinç ne sera pas reconduit dans ses fonctions et se retire de la politique à la fin de son mandat (député jusqu’au 7 juin 2015 ; Vice-Premier ministre jusqu’au 28 août 2015). D’autre part, Ahmet Davutoglu de son côté, même s’il allait être « promu » Premier ministre le 28 août 2014, verra son influence générale sur le régime et plus particulièrement sur la détermination de la politique étrangère très nettement diminuer, jusqu’à sa mise à l’écart pure et simple par Erdogan le 24 mai 2016[27]. Ces développements intérieurs sont les derniers signes de l’abandon définitif de tout projet régional et international basé sur le soft power et la médiation.
Oppositions et similitudes entre deux doctrines rivales mais complémentaires
Avant de passer à l’analyse du contexte dans lequel la doctrine de Mavi Vatan succède progressivement à la Profondeur stratégique, il faut préciser les caractéristiques communes entre ces deux conceptions géopolitiques. Car en effet si l’on est tenté d’y voir deux approches rivales et opposées, en réalité de nombreux points similaires subsistent entre les deux. Tout d’abord, rappelons que « zéro problème avec les voisins » était peut-être la devise médiatisée de la vision de Davutoglu, mais néanmoins sa conception stratégique supposait une extension de la zone d’influence de la Turquie qui pourrait difficilement se réaliser sans créer de tensions avec certains voisins et puissances présentes dans la région. Ce serait caricatural et erroné d’affirmer qu’une doctrine pacifique – celle de Davutoglu, qualifiée à tort de « néo-ottomanistes » – a été remplacée par une doctrine agressive – le Mavi Vatan des nationalistes. Le point de départ idéologique des deux visions se situe aussi au cœur de la synthèse turco-islamique[28] se référant à cette idée de grandeur passée, perdue à cause des puissances étrangères et qu’il s’agirait de reconstituer, au moins partiellement. En outre, les partisans de la Profondeur stratégique et les nationalitariens-eurasistes (qui semblent constituer une réémergence stratégique de cette fameuse synthèse turco-islamique) partagent de nombreuses bases idéologiques et politiques comme le nationalisme, le rôle prépondérant d’un Etat central, le maintien d’une ligne dure à l’égard de la question kurde, l’Occident considéré comme une menace etc. Nous pouvons même avancer l’idée que sous certains aspects l’approche de Davutoglu est plus proche des idées eurasistes classiques. Le spécialiste de l’Eurasie Igor Torbakov, tout en accordant une importance qui semble excessive au terme de « néo-ottomanisme », souligne, néanmoins, de manière intéressante cette ressemblance entre les idées derrière la vision de Profondeur stratégique et l’eurasisme : « Tout comme l’eurasisme russe, la vision néo-ottomaniste du monde provient d’un sentiment de perte et ce qui motive Davutoglu et les autres penseurs néo-ottomanistes c’est ‘le désir de récupérer ce qui a été perdu’. Les eurasistes déplorent la perte de la ‘Russie historique’ dont ils ont accueilli avec enthousiasme la restauration par les Bolchéviques sous la coupe de l’Union soviétique, qu’ils considéraient comme un ‘processus historique naturel’. […] Les néo-ottomanistes, eux, déplorent la disparition de la société ottomane complexe et culturellement diversifiée ainsi que la perte de l’intégrité du territoire ‘historique’ de l’Empire ottoman. Trois notions clés jouent un rôle fondamental dans l’imaginaire politique néo-ottoman : l’héritage historique ottoman, l’identité musulmane sunnite et la sphère/région (géographique) ottomane. […] Dans le contexte de la Turquie, ce qui se rapproche le plus de l’eurasisme c’est la construction néo-ottomaniste de la pax ottomana avec la Turquie dans son centre.[29] »
Du point de vue intellectuel et stratégique, ce qui distingue les deux approches c’est avant tout les moyens pour arriver à cette réaffirmation de la grandeur de la Turquie. Là où la Profondeur stratégique privilégiait la diplomatie, le soft power et des relations stables avec les pays de la région et les partenaires occidentaux, Mavi Vatan préconise des moyens durs (sans hésiter à avoir recours à la force, ou en tout cas à utiliser cette menace comme levier principal) et considère surtout la plupart des acteurs, notamment occidentaux, de la région comme des rivaux et ennemis potentiels plutôt que comme des partenaires stratégiques. Ainsi, « Pour Davutoglu et l’AKP d’avant 2009, la ‘défense de l’avant’ était une théorie stratégique basée principalement sur la perception d’une culture commune et l’usage systématique du soft power. Pour Erdogan après le 15 juillet, la ‘défense de l’avant’ est clairement devenue un pilier du hard power de la politique étrangère turque.[30] »
Nous observons, en fait, que ce sont avant tout les contextes entourant la mise en avant des deux doctrines qui sont opposés : besoin de légitimité et d’alliances avec les partenaires occidentaux, ainsi qu’absence de contrôle sur les forces armées, moins puissantes pour la première période de l’ère AKP et la Profondeur stratégique ; isolement diplomatique, tensions avec les partenaires occidentaux, mais contrôle total des forces armées ayant été renforcées pour Mavi Vatan. Par conséquent, nous pouvons affirmer que nous sommes témoins, dans une certaine mesure, d’une transition entre une politique de soft power par défaut et une politique de hard power par défaut avec une obligation de résultats éclatants rapides. Cette transition obligatoire était en partie le résultat d’une incompatibilité entre Erdogan et ses besoins politiques pour soutenir l’autoritarisme de plus en plus personnel de son régime et la vision plus souple et à long terme de Davutoglu. De fait, tout en mettant en vitrine les idées générales de la Profondeur stratégique, Erdogan voulait appliquer une ligne plus proche de Mavi Vatan, ce qui contribua à l’échec du premier et finit par ne laisser aucune alternative à l’application du second. Cette transition fut accompagnée d’un discours qui s’adaptait en empruntant les prémices des deux doctrines. D’ailleurs, considérant les similitudes idéologiques et expansionnistes entre les deux, il serait plus judicieux de parler de complémentarité que d’opposition. Pour toutes ces raisons historiques et circonstancielles d’un côté, stratégiques et politiques de l’autre, Mavi Vatan apparaît d’ailleurs comme une hybridation entre différentes traditions : « Mavi Vatan émerge comme le produit d’une hybridation singulière, politique, idéologique mais surtout circonstancielle entre plusieurs courants dans la Turquie contemporaine. […] D’une perspective de politique étrangère, cette hybridation réunit deux paradigmes opposés : d’une part celui républicain kémaliste plus introverti et prudent, d’autre part celui impérial islamiste/ottoman plus extraverti et téméraire. […] La diplomatie et la dissuasion qui étaient des composantes fondamentales du paradigme républicain, laissent progressivement leur place à un hard power expansionniste et à une puissance militaire qui conduit la Turquie vers une précaire ‘solitude précieuse’.[31] »
Tentative de neutralisation et retour en grâce des nationalitariens et des eurasistes
Comme nous l’avions annoncé plus haut, l’ascension de la doctrine de Mavi Vatan est tout aussi liée aux enjeux politiques internes qu’aux bouleversements régionaux et à l’échec de la doctrine de Profondeur stratégique. Nous avons vu pourquoi, du milieu jusqu’à la fin des années 2000, les circonstances étaient défavorables à l’adoption d’une telle doctrine pour des raisons de politique étrangère, marquée par un ancrage occidental maintenu malgré tout. En termes d’équilibre des pouvoirs internes, cette période est dominée par l’alliance entre l’AKP et le réseau de Fethullah Gülen[32], un acteur incontournable avec des liens importants avec les Etats-Unis[33]. Dans cette configuration les idées eurasistes qui prônent une remise en cause de l’engagement pro-américain de la Turquie et une diplomatie plus agressive à l’égard des pays occidentaux sont loin d’être bienvenues et elles dérangent fortement l’alliance AKP-Gülen aux commandes. De sorte que les grandes opérations judiciaires Ergenekon[34] et Balyoz, orchestrées par le réseau güléniste, sont considérées, au moins en partie, comme une tentative de neutralisation des défenseurs de ces idées, qu’ils soient eurasistes ou nationalitariens[35]. Parmi les centaines d’inculpés arrêtés et mis en prison figurent l’ancien chef d’état-major Ilker Basbug (en poste de 2008 à 2010, arrêté le 6 janvier 2012, condamné à la prison à perpétuité le 5 août 2013. Il sera libéré en appel le 6 mars 2014 pour vice de forme et ses juges seront arrêtés à leur tour en 2016 pour appartenance au réseau de Fethullah Gülen), le chef de file des eurasistes turcs Dogu Perinçek (arrêté le 24 mars 2008, condamné à la prison à perpétuité le 5 août 2013 et libéré le 10 mars 2014) et Cem Gürdeniz (arrêté le 11 février 2011, emprisonné pendant 18 mois et relaxé définitivement le 9 juin 2015).
Pourtant, et malgré les raccourcis mettant seulement en avant l’islam politique comme leur lien principal, le partenariat entre Erdogan et Gülen n’est pas une alliance naturelle, mais un accord pragmatique qui bénéficiait aux deux parties. Les premières tensions éclatent dès 2011 : « A quel moment Tayyip Erdogan et le mouvement Gülen ont-ils commencé à diverger ? Sans doute en 2011, lorsque plusieurs journalistes connus pour être farouchement opposés au mouvement Gülen ont été arrêtés et accusés de terrorisme, dans le cadre des procès contre l’armée. Ces arrestations et détentions de journalistes, ainsi que d’activistes et d’intellectuels, probablement mises en branle par des gülenistes, détériorent fâcheusement l’image du gouvernement de l’AKP à l’intérieur et à l’international. Débarrassé de l’intervention de l’armée sur la scène politique, le Premier ministre n’a plus autant besoin de l’aide de la néo-confrérie, dont il veut réduire l’influence et la capacité de mobilisation au sein de l’appareil d’Etat. [36] » Les tensions se transforment progressivement en un véritable règlement de compte entre les deux mouvements, désormais ennemis. La première étape de la « guerre » entre les deux factions fut les révélations de corruption des 17-25 décembre 2013, touchant plusieurs personnalités du gouvernement et des proches d’Erdogan : quatre ministres de l’AKP sont notamment contraints à la démission : Egemen Bagis (ministre de l’Union européenne), Muammer Güler (ministre de l’Intérieur), Erdogan Bayraktar (ministre de l’Environnement et de l’Urbanisme) et Zafer Çaglayan (ministre de l’Economie). Erdogan et le gouvernement accusent le réseau de Fethullah Gülen d’avoir organisé un « complot » pour déstabiliser le régime[37].
Cette période entre 2013 et 2015 constitue un véritable basculement sur tous les points pour le régime de Recep Tayyip Erdogan, basculement qui va progressivement contribuer à l’adoption par le gouvernement de la doctrine de Mavi Vatan. Simultanément à l’échec constaté de la politique étrangère de Davutoglu, l’équilibre des forces change totalement sur la scène domestique, bouleversée par la fin du partenariat avec la confrérie güléniste. Ceci est marqué, comme nous l’avons déjà vu, par les vagues de libérations de prisonniers puis le retour en grâce de personnalités arrêtées dans le cadre des affaires Ergenekon et Balyoz. Le dernier tournant de cette période compliquée pour l’AKP a lieu avec les élections législatives du 7 juin 2015. Il s’agit de la première « défaite » électorale subie par le parti d’Erdogan depuis sa fondation. En effet, toujours premier parti politique du pays avec plus de 40 % des voix, l’AKP ne parvient néanmoins pas à obtenir la majorité absolue des sièges à l’Assemblée nationale, l’empêchant de composer seul le gouvernement pour la première fois depuis 2002. Favorisé par l’incapacité des trois partis d’opposition à former rapidement un bloc solide pour incarner une alternative viable avec un éventuel gouvernement de coalition, Erdogan saborde les négociations et annonce l’organisation de nouvelles élections anticipées[38] [39] pour le 1er novembre de la même année. La percée du parti de gauche pro-Kurde HDP, qui remporte 80 sièges en arrivant en tête dans la quasi-totalité des circonscriptions dans les régions majoritairement kurdes de la Turquie, est la principale explication électorale du recul de l’AKP. Ceci va précipiter le sud-est de la Turquie dans une nouvelle vague de violence pendant laquelle l’armée turque assiège pendant des semaines des communes entières de la région et provoque la mort de centaines de civils. Cette période voit aussi de nouveaux attentats meurtriers, dont le plus le plus sanglant a eu lieu le 9 octobre à Ankara. Faisant plus d’une centaine de morts parmi les manifestants pacifistes rassemblés à l’appel, entre autres, du HDP, pour protester contre cette montée de violence dans les régions kurdes. Perpétré par une cellule turque de Daesh, il s’agit de l’attentat le plus meurtrier de l’histoire de la Turquie, posant même la question d’une éventuelle négligence du ministère de l’Intérieur turc[40]. Organisées dans cette ambiance de chaos et de violences, les élections législatives anticipées du 1er novembre, bien que très controversées[41], permettent à l’AKP d’obtenir à nouveau la majorité absolue des sièges. Malgré cela, le besoin de nouvelles alliances est évident et c’est ce besoin-là qui constitue la base du « nouvel ordre » en cours aujourd’hui en Turquie : « Alors qu’en 2015 nous assistions à une vague de relaxes pour les inculpés des affaires Ergenekon et Balyoz, avec les élections du 7 juin 2015, l’AKP n’avait plus la possibilité, pour la première fois, de composer le gouvernement à lui seul. S’en suivirent l’alliance entre l’AKP et le MHP, soutenue par le Vatan Partisi [Partie de la Patrie, de l’eurasiste Dogu Perinçek], et une place plus importante, notamment après la tentative de coup d’Etat du 15 juillet, accordée à ceux qui avaient été emprisonnés avec les affaires Ergenekon et Balyoz. Tous ces événements actèrent le début d’une nouvelle politique en Turquie. Le nouvel ordre s’est construit sur l’équilibre entre d’un côté l’AKP, qui quittait son discours de démocratisation pour s’orienter vers un discours et une action nationalistes, et de l’autre les nationalitariens [ulusalci] qui ne désignaient plus l’islamisme comme un problème majeur.[42] » Cette nouvelle configuration est construite sur l’alliance AKP-MHP du point de vue électoral, avec le « parrainage » des réseaux nationalitariens et eurasistes, de plus en plus en charge de l’orientation de la politique étrangère. « Ce contexte de l’alliance islamiste-ulusalci a ouvert la porte à l’ardent ultranationaliste de gauche Dogu Perinçek (qui fut aussi emprisonné dans le cadre de l’affaire Ergenekon) et son petit Parti de la patrie [Vatan Partisi]. Ce sont les principaux représentants de l’eurasisme en Turquie. Ils ont ainsi pu acquérir un poids considérable dans le gouvernement islamiste de la Turquie et sont devenus le principal point de rencontre et le melting pot entre les différentes tendances anti-atlantistes séculaires du pays, particulièrement au sein de l’armée.[43] » Les premières conséquences sur le plan international sont visibles à partir de 2015 : un rapprochement avec la Russie[44], des tensions permanentes avec les Etats-Unis, l’OTAN et l’UE, des discours, revendications et initiatives à l’égard de l’Occident, une multiplication des opérations extra-frontalières au Moyen-Orient – tout ceci dans un nouveau paradigme, dont l’objectif principal est le maintien au pouvoir d’Erdogan et composé d’actes toujours à court terme en vue de séduire un électorat ultra-nationaliste, de satisfaire ses nouveaux alliés, et dans un passage, comme nous avons vu, partiellement par défaut, à une politique étrangère basée sur le hard power.
Il est aussi à noter que dans cette nouvelle forme d’alliance entre l’AKP et les ultranationalistes, avec la faction nationalitarienne / eurasiste dans un rôle de pivot, l’absence da la question religieuse est intrigante. Dans un contexte où le régime d’Erdogan multiplie plus que jamais les initiatives qui tendent à séduire son électorat islamiste, comme la récente reconversion de la Basilique Sainte-Sophie en mosquée[45], la laïcité – pourtant un des principes importants mis en avant par les nationalitariens et eurasistes – semble totalement absente des clivages politiques et des négociations entre les partenaires de l’alliance en place. Ceci n’est qu’un facteur parmi tant d’autres pour nous rappeler le caractère passager, fragile et pragmatique de cette alliance, dont le but principal est le maintien au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan. Ce dernier doit concéder de plus en plus d’avantages et d’initiatives à ses partenaires du jour qui furent ses rivaux jusqu’en 2015 et qui pourraient redevenir extrêmement vite ses ennemis suivant les changements de paradigme.
L’évolution de la doctrine Mavi Vatan suite à son accaparation par le régime
Nous avons vu comment le changement de contexte tant international que sur le plan de la politique intérieure a favorisé ou accéléré l’adoption par le régime d’Erdogan de Mavi Vatan. Il faut maintenant préciser comment ce même contexte et les conditions dans lesquelles le gouvernement turc s’est accaparé cette doctrine l’ont à leur tour transformée jusque dans ses caractéristiques fondamentales. Rappelons-nous en effet, qu’au départ, autour de 2006, Mavi Vatan est un concept ni particulièrement eurasiste, ni frontalement anti-atlantiste. Ce n’est rien de plus qu’un discours général nationaliste, aux contours flous, qui défend le principe de la défense avancée et plus d’agressivité et d’investissement sur les territoires maritimes, tout en se fondant sur des dogmes traditionnels en Turquie, notamment considérer le pays comme la cible de menaces constantes de la part de puissances impérialistes.
Encore une fois nous pouvons distinguer les circonstances internes et internationales qui affectent les acteurs qui défendent la doctrine de Mavi Vatan, ainsi que le contenu même de la doctrine. A l’intérieur le facteur le plus important provient sans doute des affaires Ergenekon et Balyoz, considérées par la plupart de leurs victimes nationalitariennes et eurasistes comme un complot orchestré par le réseau güléniste, avec le soutien des Etats-Unis. Complot visant à les écarter des postes-clés de l’armée et de l’intelligentsia de l’Etat. Cem Gürdeniz qualifie ces procès de « soft coup » : « Comme je l’ai toujours dit, Ergenekon et Balyoz sont des ‘soft coups’. C’était la première tentative de coup d’Etat et la deuxième fut armée. Le premier coup d’Etat, c’est-à-dire ces procès sont des machinations orchestrées au profit du gouvernement. Nos arrestations étaient requises par un plan atlantiste.[46] » Ainsi, ces affaires judiciaires et leurs revirements consécutifs ont eu un double effet : d’une part les thèses des eurasistes de première heure, comme Dogu Perinçek, qui affirmaient la méfiance vis-à-vis des Etats-Unis ont commencé à trouver de plus en plus de crédits et d’autre part les officiers nationalitariens se sont rapprochés de ces acteurs eurasistes. Selon Sinan Ülgen, cité par Evangelos Areteos : « Les officiers haut gradés de la marine impliqués dans la doctrine de Mavi Vatan ‘ont été attaqués durant l’opération judiciaire Balyoz et par conséquent ces officiers qui auraient pu être plus atlantistes sont devenus encore plus nationalistes car ils ont considéré que Balyoz et FETÖ étaient sous l’influence des services américains. Ils ont pensé qu’il s’agissait d’un coup contre eux orchestré par les USA, ce qui les a rendus encore plus nationalistes et anti-atlantistes.’[47] » Ce rapprochement entre les officiers et les réseaux eurasistes s’est aussi traduit par une médiatisation accrue de ces premiers, à l’image de Cem Gürdeniz ayant trouvé une plateforme précieuse auprès des organes médiatiques proches notamment de la mouvance de Dogu Perinçek : « Comme Gürdeniz, plusieurs autres amiraux ont publiquement défendu ces idées (le plus souvent dans les journaux ou émissions de télévision sur des chaînes proches du Vatan partisi de Perinçek) comme le contre-amiral Soner Polat, l’amiral Özden Örnek et le contre-amiral Mustafa Özbey.[48] » Ainsi, le croisement de la vision géopolitique de ces officiers nationalitariens avec l’idéologie eurasiste faisait encore évoluer le contenu de la doctrine Mavi Vatan vers un anti-occidentalisme systématique, tout en augmentant progressivement sa visibilité auprès de l’opinion publique.
Influence lexicale de la Chine
Un autre signe de l’influence eurasiste sur le concept de Mavi Vatan est l’influence qui semble venir de la Chine. Selon les eurasistes turcs, la Chine figure, aux côtés de la Russie – et dans une moindre mesure de l’Iran – parmi les principaux Etats avec lesquels la Turquie devrait s’allier pour peser davantage contre l’impérialisme occidental. Dans les revendications concrètes concernant les zones économiques exclusives de la Turquie en Mer Égée ou en Méditerranée orientale[49], nous observons une confusion juridique et politique savamment entretenue entre les territoires terrestres et maritimes. Le terme utilisé par le régime chinois, « le sol national bleu » – très proche de la « Patrie bleue » turque – est officiellement apparu pour la première fois en 2010, dans le Rapport du développement océanique de Chine émis par l’Administration océanique chinoise. Ce principe souligne d’une part l’importance des revendications territoriales maritimes au même titre que les revendications terrestres, mais surtout que la Chine considère, de fait, que la Mer de Chine devrait relever de sa seule souveraineté. Ainsi « Pékin définit ses eaux côtières comme ‘le sol national bleu’. Plus qu’une simple formule accrocheuse, cela renvoie à une conception de l’application absolue de la souveraineté territoriale des Etats sur les mers, de la même manière que sur les terres à l’intérieur de leurs frontières. Ce qui reviendrait à se réserver le droit de violer le principe de la liberté de navigation.[50] »
Dans tous les cas, la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016 finit par offrir au gouvernement turc la dernière justification qui pouvait manquer à l’adoption définitive d’une stratégie basée sur le hard power. Les bases idéologiques et nationalistes résultant de postulats hypothétiques de menaces constantes provenant de l’Occident se trouvent renforcées aux yeux des partisans d’Erdogan et des média pro-gouvernementaux par la tolérance, si ce n’est l’implication, des puissances occidentales dans cette tentative de renverser le régime. De même, les réactions des différents Etats à la tentative de coup d’Etat (condamnation ferme de la Russie et de l’Iran d’un côté ; condamnations plus mesurées et en deçà de ce qu’Ankara espérait de la part des Etats-Unis et des pays de l’UE de l’autre) ont contribué à la montée des idées eurasistes : « Un putsch raté qui favorise l’essor du courant eurasien à deux égards. En premier lieu, dès l’annonce et la mise en échec du putsch, le pouvoir désigne la mouvance de Gülen comme étant l’instigatrice. […] Nous manquons de recul et de données pour distinguer le faux du vrai, mais il apparaît que l’implication des gülénistes dans le putsch est indéniable, et que sa mise en accusation a aiguisé des sentiments anti-américains et servi le courant eurasiste. […] Dernier élément, et pas des moindres, qui précipite cette bascule géopolitique vers l’Eurasie : l’Iran et la Russie ont très rapidement condamné la tentative de putsch de l’été 2016, montrant une solidarité sans ambigüité envers le pouvoir, du côté de l’Occident, les prises de position des supposés alliés, n’ont pas exprimé la compassion et la solidarité qu’attendaient les Turcs, qu’ils fussent pro- ou anti-Erdogan, poussant ainsi indirectement la Turquie vers l’Eurasie.[51] » Finalement, les grandes purges effectuées, entre autres au sein de l’armée après le putsch raté, ont remodelé la totalité de l’appareil d’Etat autour de la vision stratégique de l’alliance au pouvoir.
L’implication turque à la crise libyenne
Nous avons vu l’évolution historique et les principes du concept de Mavi Vatan, ainsi que les enjeux politiques entourant son ascension en doctrine d’Etat défendue par le président Erdogan et qui constitue, depuis 2015, les fondements de la stratégie navale active de la Turquie basée sur la puissance militaire. Nous allons maintenant étudier les conséquences de cette approche sur la politique étrangère turque en analysant spécifiquement les tensions en Méditerranée orientale qui opposent systématiquement la Turquie à de nombreuses autres puissances régionales et occidentales.
Le premier point de tension important se déroule en Libye. En proie à une guerre civile qui s’éternise depuis la chute du régime de Mouammar Kadhafi lors d’une opération menée par les forces de l’OTAN en 2011, le pays est divisé en trois parties : à l’ouest, le Gouvernement de l’Union nationale (GNA, l’acronyme du nom en anglais Government of National Accord), sous influence des Frères musulmans, s’étant établi à Tripoli depuis 2016 et mené par le Premier ministre Fayez el-Sarraj, demeure la seule entité officiellement reconnue par l’ONU. A l’est, établie d’abord à Tobrouk, puis à Benghazi depuis 2019, la Chambre des représentants est dominée par le maréchal Khalifa Haftar et son Armée nationale libyenne. Ces deux entités sont les principaux protagonistes en guerre alors que le sud du pays est partiellement sous le contrôle de miliciens toubous. Si le gouvernement de Tripoli est officiellement reconnu par l’ONU, dans la pratique son soutien principal provient de la Turquie et dans une moindre mesure du Qatar. De l’autre côté Khalifa Haftar est soutenu par ce qu’on peut appeler le bloc anti-Frères musulmans composé des Emirats Arabes Unis, de l’Egypte et de l’Arabie saoudite ainsi que la Russie et la Syrie, mais aussi officieusement par la France[52].
[Carte1 – La guerre civile en Libye]
Les intérêts de la Turquie en Libye sont multiples. Premièrement, dans les plans d’Ankara, le pays est considéré depuis plusieurs années comme le futur bastion du soft power et de l’expansion commerciale de la Turquie en Afrique. De plus, la Libye est en soi un pays dans lequel la Turquie a massivement investi depuis les dernières années de règne de Mouammar Kadhafi. Ces investissements portant essentiellement dans le domaine pétrolier sont menés par Turkish Petroleum, l’entreprise pétrolière et gazière publique, et n’ont pas cessé pendant la guerre civile. Deuxièmement, l’engagement auprès de la Libye permettra selon les espoirs d’Ankara de faire valoir ses revendications sur l’extension de la ZEE turque afin de procéder aux forages d’exploration d’hydrocarbures (nous reviendrons plus bas sur ce point précis). Troisièmement, dans un contexte géopolitique favorable, avec un pays en ruine et enlisé dans la guerre civile depuis près d’une décennie, les victoires stratégiques et militaires obtenues sans réelle difficulté sont un outil indispensable pour le maintien du régime d’Erdogan. Comme nous avons vu précédemment, ce dernier a besoin de succès éclatants à l’échelle internationale pour entretenir tant bien que mal son prestige aux yeux de son propre électorat de plus en plus désemparé dans un contexte de grave crise économique et de répression. Quatrièmement, cet engagement auprès du gouvernement de Fayez el-Sarraj est le prolongement d’une stratégie générale héritée des années Davutoglu, qui consiste à soutenir les Frères musulmans dans les pays où ceux-ci sont impliqués à la tête du pouvoir afin de tenter d’étendre l’influence de la Turquie sur les populations musulmanes de la région. Si cette tentative a connu un coup dur depuis le coup d’Etat contre Mohamed Morsi en Egypte, elle illustre néanmoins les points de convergence entre la Profondeur stratégique et Mavi Vatan, ou plutôt le résultat hybride érigé en doctrine d’Etat par Erdogan. Pour la Turquie, une des personnalités-clés de l’administration de Fayez el-Sarraj est le ministre de l’Intérieur Fathi Bachagha. Ecarté fin août par Sarraj, il a été fermement soutenu par la Turquie et a récupéré son poste le 4 septembre 2020[53]. C’est notamment lui qui a paraphé, côté libyen, un accord capital avec la Turquie, au cœur des enjeux maritimes en Méditerranée orientale. Signé le 27 novembre 2019, cet accord bilatéral de coopération militaire et maritime a été salué par les média turcs comme une victoire symbolique de la stratégie de Mavi Vatan. Son « architecte », côté turc, était le contre-amiral Cihat Yayci, un proche de Cem Gürdeniz et l’un des principaux officiers dont le nom est associé à Mavi Vatan. Cet accord prévoit essentiellement deux choses : premièrement la Turquie accepte de soutenir militairement le GNA, devenant le premier Etat intervenant officiellement et ouvertement dans le conflit libyen, même si d’autres Etats le font aussi officieusement, comme la Russie, la France, l’Egypte et les Emirats arabes unis qui soutiennent tous, à des degrés différents le gouvernement opposé, mené par Khalifa Haftar et basé à Tobrouk, que cevsoit par l’envoi de mercenaires, par le financement ou la fourniture d’armes[54]. Deuxièmement, l’accord prévoit une extension considérable des ZEE des deux Etats, notamment pour permettre à la Turquie de prendre des initiatives dans la course aux hydrocarbures en Méditerranée orientale[55]. Dans le cadre de son soutien militaire, la Turquie a déployé entre 7000 et 8000 mercenaires[56] syriens, dont des djihadistes ayant combattu contre les forces Kurdes à Kobané et des centaines d’officiers de l’armée turque. Celle-ci est équipée, entre autres, de drones puissants et stratégiquement précieux, mettant en place une véritable machine de guerre au service du GNA. Ce déploiement de forces militaires de la part de la Turquie est la raison principale des échecs stratégiques des dernières opérations de Khalifa Haftar dont la position est extrêmement fragilisée notamment depuis sa défaite à l’ouest du pays dans l’offensive qu’il avait lancée sur Tripoli en avril 2019. En effet, « Longtemps à l’initiative sur le plan militaire, Khalifa Haftar est désormais sur la défensive dans un contexte très défavorable. Le vent a tourné contre lui au début de l’année 2020, suite à l’implication officielle de la Turquie dans le conflit en soutien aux forces du Gouvernement du Premier ministre libyen Fayez al-Sarraj. Le retrait, mi-mai, de plusieurs centaines de mercenaires russes du front de Tripoli, a fini par l’affaiblir. ‘Indéniablement, la majorité des succès enregistrés sur le terrain par le GNA a été facilitée par l’appui militaire et technologique turc, explique Rachid Khechana, rédacteur en chef de la revue libyenne Chououn, et ancien directeur du Centre maghrébin d’études sur la Libye, interrogé par France 24. Cela leur a permis de desserrer l’étau autour de la capitale qui était encerclée par les forces de Haftar, et donc de rééquilibrer la balance sur le terrain.’[57] »
Il est intéressant à noter que dans un contexte où l’on parle d’un rapprochement continu entre la Turquie et la Russie, ces deux pays paraissent rivaux sur le terrain libyen en ce que chacun soutient l’une des factions opposées. Pourtant et paradoxalement ils ne sont pas stratégiquement ennemis et s’accommodent parfaitement de la situation divisée dans laquelle chacun exerce une forte influence sur les deux factions en guerre en s’impliquant avec des ressources relativement limitées sans s’affronter et en exploitant au maximum les dépouilles d’une Libye divisée. D’ailleurs, Ankara et Moscou sont en dialogue constant sur le dossier libyen et ils ont été les principaux instigateurs de la conférence de Berlin sous l’égide de l’ONU du 19 janvier 2020 qui a réuni tous les principaux belligérants de la guerre civile libyenne. C’est aussi en accord avec la Turquie que Vladimir Poutine a retiré les mercenaires russes, au service de Haftar, de la région de Tripoli, précipitant l’échec de son offensive sur la capitale du GNA. Ainsi, Pascal Boniface n’hésite pas à évoquer le « condominium russo-turc » comme le principal facteur de puissance en Libye[58]. « Comme en Syrie, les Russes composent avec la Turquie, qui soutient le camp adverse mais qui, dans le même temps, constitue un partenaire économique et un allié de fait posant des problèmes à l’OTAN et à l’Union européenne. Cela explique pourquoi cet antagonisme ne se traduit jamais par un affrontement brutal. Une sorte d’alliance contradictoire lie M. Vladimir Poutine et M. Erdogan. Sur les terrains syrien et libyen, leurs intérêts ne coïncident pas toujours, mais ils donnent l’impression de savoir jusqu’où l’un et l’autre peuvent aller sans dépasser une conflictualité tolérable.[59] »
Les eaux contestées entre la Turquie et la Grèce : un conflit ancien dans un contexte nouveau
Mais le véritable symbole de la doctrine Mavi Vatan se situe sans doute au niveau des revendications agressives de la Turquie sur les zones maritimes de la Méditerranée. Il faut avant tout rappeler que les tensions entre les Etats turc et grec remontent à la genèse même de la République turque en 1923, à la suite d’une Guerre d’indépendance de quatre ans (1919-1923). Celle-ci avait avant tout été menée contre les forces grecques qui avaient occupé l’ouest de l’Asie mineure dans le cadre du Traité de Sèvres du 10 août 1920 ayant prévu le dépeçage de l’Empire ottoman. La victoire turque s’était conclue par le Traité de Lausanne du
24 juillet 1923 qui reconnaissait l’indépendance de la République turque avec les frontières encore en vigueur aujourd’hui (sauf pour la province de Hatay à la frontière syrienne qui sera intégrée en 1938). Les exactions commises des deux côtés lors de la guerre et le grand échange de population[60] ont laissé des séquelles profondes entre les deux pays, renforcées davantage par le pogrom d’Istanbul des 6 et 7 septembre 1955 contre la minorité grecque de la ville. Côté turc, un des points sensibles symboliques concerne les îles grecques de la Mer Égée, appelées communément « les douze îles[61] » en turc, d’abord passées sous contrôle italien en 1911, avant d’être finalement cédées à la Grèce en 1947. Beaucoup plus proches du territoire continental turc que grec, l’appartenance à la Grèce de ces îles est vécue comme une humiliation par les nationalistes turcs. De leur côté, les traditions politiques islamistes se sont souvent servies du thème « la perte de douze îles » pour dénoncer partiellement l’héritage de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la République et principal héros de la Guerre d’indépendance et du « deuxième homme » du régime Ismet Inönü. Ce dernier avait dirigé la délégation turque lors des négociations du Traité de Lausanne. A de nombreuses reprises Recep Tayyip Erdogan a aussi été extrêmement virulent à l’égard d’Inönü, l’un des symboles entre autres de la laïcité avec Mustafa Kemal lui-même, à qui il reproche de ne pas avoir été assez agressif lors des négociations de Lausanne, lorsqu’il déclare par exemple le 29 septembre 2016 : « Ils nous ont menacé avec Sèvres et nous ont contraints à signer Lausanne. Ces îles égéennes d’où on entendrait un cri [poussé sur les côtes turques], nous les avons cédées à la Grèce à Lausanne [sic.]. Est-ce une victoire, ça ? Ceux qui se sont mis à la table des négociations à Lausanne n’ont pas été à la hauteur de ce traité. C’est pour ça que nous connaissons toutes ces difficultés aujourd’hui. A cause de ceux qui ont négocié le Traité de Lausanne.[62] » D’un autre côté, la Grèce cristallise aussi les théories anti-occidentales des nationalitariens et eurasistes qui voient dans cet Etat une marionnette des puissances impérialistes occidentales qui s’en serviraient systématiquement pour nuire à la Turquie. « Comme Perinçek, Gürdeniz affirme que Washington a l’intention d’ébranler la souveraineté de la Turquie grâce à une coalition avec d’autres puissances dans la région. La pièce centrale de cette alliance émergeante serait la Grèce, un Etat qui, selon Gürdeniz, possède un long passé d’alliances avec les puissances impériales occidentales. C’est pourquoi il a appelé Ankara à adopter une ligne dure face à la Grèce et ses contre-prétentions en Égée et en Méditerranée. Selon lui, les eaux autour des îles grecques ne donnent pas à Athènes un droit sur les ressources de gaz naturel de la région et qu’à défaut de posséder une puissance militaire, la Grèce compte sur le soutien des Etats-Unis et de l’Europe.[63] »
En effet, au-delà de ces considérations historiques et d’orgueil national, les îles grecques de la Mer Égée et de la Méditerranée posent aussi une véritable question géopolitique concernant les zones de souveraineté maritime et les plateaux continentaux des deux pays. Toujours un sujet de débat entre les deux pays, la démarcation des limites de souveraineté de chacun constitue une source de tensions permanentes depuis des décennies. Cela a déjà pris la forme d’une crise militaire à deux reprises :
Lors de la première crise de février-mars 1987, la Grèce avait envoyé un navire de forage pétrolier près de l’île de Thasos et la Turquie avait répliqué en déployant elle aussi un navire d’exploration escorté de plusieurs bâtiments de guerre. L’escalade rapide de la crise a été résolue diplomatiquement, avec notamment l’intervention des Etats-Unis et de l’OTAN, et les deux Etats ont accepté de ne pas envoyer leurs navires dans les eaux disputées[64].
La deuxième crise émergeait en décembre-janvier 1996 et concernait d’abord les compétences des équipes de sauvetage des deux pays pour secourir un cargo turc échoué sur les îlots Imia [Kardak en turc]. L’affaire a pris une dimension ultranationaliste dans les deux pays avec une médiatisation fulgurante et des opérations militaires de chaque armée pour revendiquer les îlots. Au bord de la guerre une nouvelle fois, les deux gouvernements ont de nouveau été contraints à la conciliation par l’intervention diplomatique américaine[65]. Néanmoins, si un cessez-le-feu avait eu lieu, la question de la démarcation n’avait toujours pas été réglée et elle demeure encore aujourd’hui au cœur de l’imbroglio égéen.
Pour résumer les positions des deux Etats : « Selon l’État grec, qui s’appuie sur les conventions sur le droit de la mer de Genève de 1958 (ratifiée par la Grèce en 1972) et de Montego Bay (1982, entrée en vigueur en 1994, ratifiée par la Grèce en 1995), les îles disposent d’un plateau continental propre, au même titre que les autres territoires côtiers. La délimitation du plateau continental doit donc être faite en fonction d’une ligne médiane, à égale distance des côtes turques et de celles des îles grecques de l’Égée orientale. En revanche, l’État turc, qui n’a ratifié aucune des deux conventions, estime que les États continentaux possédant des îles ne peuvent revendiquer un plateau continental propre pour elles. Il considère en effet que les îles grecques de l’Égée orientale constituent le prolongement naturel de l’Anatolie. Enfin, l’Égée et les îles grecques proches de l’Anatolie devraient, selon les experts turcs, bénéficier d’un statut dérogatoire par rapport au droit international de la mer, car l’Égée est une mer semi-fermée et les îles ‘un cas de circonstances spéciales’[66] » Il faut ajouter à cela que depuis les années 1970, la Grèce propose de soumettre la question à l’appréciation de la Cour internationale de la justice (CIJ), mais la Turquie s’y refuse.
Rappelons que la Turquie n’a logiquement jamais signé la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM ou UNCLOS en anglais pour United Nations Convention on the Law of the Sea) de Montego Bay de 1982 à cause de la question des eaux contestées de la Mer Egée. En effet, la Convention prévoit notamment que toute île habitée possède une zone maritime souveraine, ce qui constitue un déséquilibre majeur en faveur de la Grèce et au détriment de la Turquie en Mer Egée[67].
Nouveaux enjeux énergétiques en Méditerranée orientale
Si pendant des décennies ces questions étaient largement restées cantonnées dans le cadre des relations bilatérales entre les deux pays et comportaient des enjeux relativement limités, les choses ont radicalement changé depuis le milieu des années 2010 et de nouvelles découvertes de gisements d’hydrocarbures en Méditerranée orientale[68], la plus importante étant celle des gisements de gaz naturel à Zohr, au large de l’Egypte en 2015, par la compagnie pétrolière italienne ENI. Il s’agit de l’un des plus grands gisements d’hydrocarbures découverts dans le monde avec environ 850 milliards de mètres cubes et qui provoque d’importantes conséquences géopolitiques dans la région[69].
Après les découvertes de gisements importants dans les eaux israéliennes et chypriotes, le site de Zohr confère à l’Égypte – dont les relations étaient déjà extrêmement avec la Turquie depuis le coup d’Etat contre Mohamed Morsi – un nouveau rôle-clé en Méditerranée, et a porté un coup aux ambitions de la Turquie. Presqu’entièrement dépendante des importations de gaz naturel, Ankara, dans le prolongement de son rêve de devenir une puissance régionale, misait sur son projet de faire de la Turquie un hub énergétique et de constituer une voie d’acheminement incontournable du gaz naturel vers l’Europe. Néanmoins, le terrain était particulièrement défavorable pour les ambitions énergétiques de la Turquie, déjà en difficulté diplomatique comme nous l’avons vu précédemment.
Ainsi, très vite, sous l’impulsion des compagnies pétrolières italienne et française, une collaboration de plus en développée a commencé à se mettre en place notamment entre Israël, l’Egypte, Chypre et la Grèce, avec le soutien des deux Etats européens. « En 2018, le géant français de l’énergie Total, la troisième plus grande entreprise de l’UE en termes de revenus, a porté un autre coup à la Turquie en s’associant avec l’ENI pour toutes les opérations de développement gazier de la firme italienne à Chypre. Ainsi la France se mettait au centre du bourbier énergétique en Méditerranée orientale. Dans la même période, Chypre a officiellement accepté de fournir les usines de gaz naturel liquéfié (GNL) de l’Egypte pour l’exportation. Après cet accord avec Chypre, Israël, qui avait auparavant considéré la construction d’un pipeline sous-marin Israël-Turquie, a suivi la tendance à son tour et a signé un accord pour vendre aussi son gaz à l’Egypte.[70] » Peu après, en janvier 2019, l’Egypte, la Jordanie, la Palestine, Israël, Chypre, la Grèce, l’Italie ont créé le Forum du gaz de la Méditerranée orientale (auquel la France a fait part de son désir d’adhérer en janvier 2020), afin de renforcer leur coopération en la matière et de « veiller au respect du droit international dans la gestion des ressources gazières à chacun[71] ». Le fait que la Turquie n’a pas été invitée à ce Forum ne pouvait guère passer inaperçue.
[Carte 3 : Enjeux énergétiques en Méditerranée orientale]
De plus en plus isolée et écartée du jeu méditerranéen et déjà embarquée dans sa doctrine agressive et hostile à l’égard de l’Occident, la Turquie a répliqué par une multitude d’initiatives unilatérales, de revendications et de menaces. Ankara a d’abord envoyé, dès 2019, des navires de forage dans la ZEE de Chypre, zone que la Turquie conteste du fait de la présence, au nord de l’île, de la République turque de Chypre du Nord. Cet état, reconnu seulement par la Turquie et créé après l’invasion de l’île en 1974, est au cœur depuis longtemps de nombreuses tensions entre Ankara et Athènes et constituait l’un des principaux obstacles à l’adhésion de la Turquie à l’UE[72]. C’est dans ce contexte d’escalade des tensions que la Turquie a signé l’accord du 27 novembre 2019 avec la Libye dont le volet maritime prévoit une extension spectaculaire de la ZEE turque en Méditerranée, sans prendre en compte les zones générées notamment par l’île de Crète et qui aurait sapé le projet de gazoduc EastMed. Dès le 8 janvier 2020 la France, Chypre, la Grèce et l’Egypte ont officiellement condamné cet accord qu’ils considèrent comme « nul et non avenu »[73].
Finalement le 2 janvier 2020, la Grèce, Chypre et Israël ont signé à Athènes le projet de pipeline EastMed (Eastern Mediterranean Pipeline) qui prévoit de relier les gaz naturels israélien et chypriote à la Grèce pour un acheminement vers l’Europe via l’Italie. « En réponse à cet accord turco-libyen, la Grèce, Chypre et Israël se sont entendus le 2 janvier 2020 afin d’établir ‘l’East-Med pipeline’, un projet en réflexion depuis 2013 sous l’égide de la Commission européenne et visant à établir un pipeline d’hydrocarbures desservant directement l’Union européenne à travers l’Italie depuis Israël, Chypre et la Grèce, sans être tributaire de la Turquie, de Chypre du Nord ou de la Libye. Ce pipeline devrait notamment connecter les puits du Leviathan et Aphrodite, respectivement les plus gros gisements d’Israël et de Chypre.[74] »
Précisons néanmoins que la viabilité à court ou à moyen terme du projet EastMed ne fait pas du tout l’unanimité parmi les spécialistes et de nombreuses difficultés restent à résoudre pour sa réalisation[75].
Ces initiatives agressives de la part de la Turquie n’ont non seulement produit aucun résultat probant en termes d’exploration gazière, mais ont creusé l’isolement diplomatique d’Ankara en renforçant davantage la collaboration entre ses rivaux méditerranéens, tout en poussant de plus en plus d’Etats occidentaux (parmi lesquels la France et les Etats-Unis) à prendre une position contre la Turquie. Alors que la France protège ses propres intérêts économiques en Méditerranée, elle s’oppose aussi à la Turquie dans le conflit libyen. Au plus fort de la crise, Paris a conclu un accord avec Athènes pour la vente de 18 avions Rafale[76]. Les Etats-Unis, eux, reprochent à la Turquie son rapprochement récent avec la Russie, ainsi que ses relations de plus en plus tendues avec l’Egypte et Israël.
La Turquie a déployé, le 10 août 2020, dans ce qui semblait être un ultime effort de persuasion et d’intimidation, son navire d’exploration Oruç Reis, sous une lourde escorte armée dans les eaux contestées de la Méditerranée, précipitant la région au bord d’un conflit armé. Deux autres navires d’exploration ont suivi alors que l’Union européenne et le MED7, composé de sept Etats membres de l’Union européenne possédant des côtes méditerranéennes, ont menacé la Turquie de lourdes sanctions[77]. Pourtant face à un bloc d’Etats et n’ayant rien obtenu de concret, Ankara a fini par faire marche arrière, au moins pour un temps, déclarant privilégier les négociations. Ainsi, le 13 septembre Oruç Reis est retourné au port en Turquie, ce qui a été aussitôt salué par la Grèce comme un premier pas vers l’apaisement[78]. Ce retour semble marquer l’échec d’une première étape de la stratégie agressive d’Erdogan en Méditerranée orientale, même si la Turquie n’a pas renoncé, pour autant, à ses revendications maritimes et annonce, par la voix de son ministre de la Défense Hulusi Akar, qu’il y aura d’autres « allers-retours[79] ».
Conclusion
Nous verrons si cet épisode provoquera de nouveaux ajustements stratégiques de la part du gouvernement turc, mais pour plusieurs raisons que nous avons évoquées tout au long de ce texte, il est peu probable qu’Erdogan dispose d’une marge de manœuvre suffisante pour dicter des conditions aux autres puissances régionales et occidentales. L’aventure Mavi Vatan en Méditerranée a eu, pour l’instant, comme principal effet d’accroître l’isolement diplomatique d’Ankara sans obtenir d’avantages concrets qui satisfassent ses prétentions maritimes ou ses ambitions énergétiques, ce qui rend l’option diplomatique basée sur les négociations encore plus difficiles pour la Turquie qu’avant le début de la crise. D’autre part, l’impact de l’équilibre politique intérieur sur les choix de politique étrangère du gouvernement (tant que le président Erdogan maintient son alliance avec les ultranationalistes, gardant des personnalités nationalitariennes ou eurasistes à des postes-clés) rend impossible la sortie d’une logique anti-occidentale. Cette phrase de Cem Gürdeniz sur la volonté des puissances occidentales à nuire à la Turquie résume à quel point cette idéologie est inflexible sur un éventuel terrain diplomatique : « Le premier Traité de Sèvres tentait de dérober une partie des terres de notre Mère Patrie. Aujourd’hui le ‘deuxième Sèvres’ essaye d’enlever une partie de notre ‘Patrie bleue’.[80] » De même, cette alliance avec les nationalitariens et eurasistes pourrait à tout moment être sacrifiée par Erdogan si ses intérêts politiques, tant sur le plan international qu’en termes de calculs électoraux, lui indiquent un bénéfice pragmatique à en retirer. La récente mise à l’écart, au cœur de la crise méditerranéenne, de l’amiral Cihat Yayci, qui a été poussé à démissionner et à prendre sa retraite[81], pourrait être interprétée dans ce sens, même s’il est trop tôt pour analyser cette situation de manière approfondie. A noter que cette démission a été suivie du départ, annoncé par un dernier article, de Gürdeniz du quotidien Aydinlik de Dogu Perinçek[82]. Alors que ce dernier avait défendu la position du gouvernement, Gürdeniz avait pris la défense de son ancien pupille. Tous ces facteurs indiquent, encore une fois, que ces alliances au sommet de l’appareil étatique turc sont fragiles, pragmatiques et passagères ; ce qui pourrait aussi être le cas de Mavi Vatan en tant que doctrine d’Etat.