« ENTRETIEN – Alors que le gouvernement turc a lancé une nouvelle offensive contre les groupes armés kurdes, l’écrivain estime qu’en laissant ce peuple à son sort, nous avons contribué à laisser prospérer l’islamisme dans le nord de la Syrie » rapporte Ronan Planchon dans Le Figaro du 2 décembre 2022.
Patrice Franceschi est écrivain, engagé auprès des Kurdes. Il est notamment l’auteur de S’il n’en reste qu’une (Grasset, 2021).
LE FIGARO. – Des frappes aériennes menées par la Turquie ont vidé des combattants kurdes dans leurs fiefs du nord de l’Irak et de la Syrie, après un attentat le 13 novembre à Istanbul, attribué par Ankara à des groupes kurdes. Près de 500 cibles ont été visées par l’aviation et l’artillerie turques dans ces régions depuis dimanche, a affirmé mercredi le ministre turc de la Défense Hulusi Akar. Comment analyser ce regain de tensions ?
Patrice FRANCESCHI. – Un fait devrait frapper tous les esprits : le parallèle existant entre la façon de procéder d’Erdogan pour mater les Kurdes et la manière dont s’y prend Poutine pour tenter de faire de même avec les Ukrainiens. Dans les deux cas, le prétexte victimaire est identique pour imposer à la communauté internationale – si tant est qu’elle existe – une politique du fait accompli qui n’hésite plus à employer la force armée de manière particulièrement désinhibée et en violation de toutes les lois internationales : Poutine a attaqué l’Ukraine pour se protéger de la «nazification» de ce pays, Erdogan pour se défendre contre les «terroristes» kurdes. Cela rappelle fâcheusement les raisons invoquées jadis par Hitler quand il s’en est prit à la Pologne… Lorsqu’on veut noyer son chien, on dit qu’il a la rage, l’adage est plus que jamais valable. Cela traduit également un fait nouveau : les Occidentaux, américains compris, ne font plus peur aux dictatures.
L’emploi de l’outil militaire par Erdogan est également de même nature que celui de Poutine: détruire par l’aviation, les drones et l’artillerie, toutes les infrastructures civiles existantes et pas seulement les positions militaires. Il s’agit d’épuiser les populations pour faire craquer leur esprit de défense. Les 500 cibles visées par les Turcs tout le long des 800 kilomètres de frontière séparant la Turquie de la Syrie – il s’agit donc bien d’une attaque massive – sont essentiellement des silos à grain, des centrales électriques, des hôpitaux, des écoles, tout ce qui permet une vie normale. Je partage le combat des Kurdes depuis le début de la guerre il y a dix ans et je peux vous assurer que nous n’avions jamais vu un tel déferlement de violence que tout caractérise comme des crimes contre l’humanité – ce que tout le monde se garde bien de condamner : la Turquie est membre de l’Otan, elle a su se rendre indispensable dans le conflit Ukrainien, elle bloque toujours l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Otan et continue son infernal chantage aux migrants qui nous tétanise. Erdogan est d’une redoutable efficacité dans la poursuite de ses objectifs. C’est un homme d’État qui sait ce qu’il veut sur le temps long, contrairement à nos dirigeants.
Les Kurdes ont été à la pointe du combat contre l’islamisme au levant contrecarrant ainsi l’expansionnisme turc. Patrice Franceschi
Il faut souligner ici que les Turcs ont également bombardé les postes de garde des camps où sont emprisonnés les milliers de jihadistes capturés par les Kurdes pendant la guerre contre Daech. En la matière, l’intention affichée est de faire en sorte que ces jihadistes puissent s’échapper pour être «recyclés» par Ankara contre les Kurdes, bien sûr, mais aussi contre nous. Dans cette affaire, nos intérêts sécuritaires sont en jeu, il ne faut surtout pas croire l’inverse. Cette guerre nous concerne de bout en bout. Contre ces attaques, les Kurdes sont totalement démunis, ne disposant d’aucun moyen de lutte antiaérienne. Ils subissent.
L’objectif central du MIT (NDLR, le Millî İstihbarat Teşkilatı ou MIT, en français est le service de renseignement de la Turquie) – et il ne date pas d’hier – est d’anéantir autant que faire se peut les Kurdes de Syrie. Il y a à cela plusieurs raisons. La première est le mépris quasi ontologique dans lequel les Turcs tiennent les Kurdes depuis toujours. Il faut comprendre ce sentiment profond pour saisir le processus mental dans lequel se trouve Erdogan. Comme les Arabes et les Perses – pour parler à l’ancienne – les Ottomans haïssent ces «sous-hommes» que sont à leurs yeux les Kurdes. Ils leur font subir depuis des décennies une répression dont on peine à mesurer la cruauté, provoquant naturellement en réaction une résistance armée qui, par un retournement des choses, est devenue le prétexte sur lequel s’appuient les Turcs pour se «défendre». Magnifique falsification du réel.
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Ensuite, les Kurdes ont été à la pointe du combat contre l’islamisme au levant contrecarrant ainsi l’expansionnisme turc qui reposait, et repose toujours, sur l’aide aux islamistes, leur manipulation constante et la maîtrise de leurs antagonismes internes. Nos alliés kurdes, avec le soutien de la coalition internationale dont la France faisait parti, sont parvenus à vaincre Daech après cinq années d’inimaginables combats qui leur ont coûté 36.000 tués et blessés, et les ambitions d’Erdogan en ont été considérablement freinées. Toutes ces années-là, les Kurdes ont été nos «troupes au sol» pour éliminer nos ennemis communs, les jihadistes responsables des attentats sur le sol français. Victoire insupportable pour Erdogan puisqu’il instrumentalisait et soutenait à son profit tous les groupes terroristes de la région – je l’ai vu cent fois – pour étendre son influence au Cham – comme disent les islamistes.
Enfin, les Kurdes de Syrie, après leur victoire à nos côtés, ont installé sur les territoires qu’ils avaient libérés dans le nord de la Syrie – grands comme quatre fois le Liban, ce n’est pas rien – un modèle politique lui aussi exécrable pour la Turquie et tous les régimes de la région puisqu’il repose sur quatre piliers issus de la matrice de pensée occidentale : démocratie réelle, égalité homme/femme, laïcité et respect des minorités. Du jamais vu au Moyen-Orient. C’est ainsi qu’au Kurdistan syrien l’Araméen, la langue du Christ, est reconnu comme langue officielle au côté du Kurde et de l’Arabe. Pour les Turcs, ce modèle politique révolutionnaire doit être anéanti à tout prix avant de «contaminer» les peuples de la région.
Le désordre règne et l’insécurité ne cesse d’augmenter, les Kurdes ne contrôlant plus qu’une mince partie des régions qu’ils avaient libérées de Daech. Patrice Franceschi
Le président turc Recep Tayyip Erdogan menace également de lancer une opération terrestre dans le nord de la Syrie. Cette hypothèse est-elle crédible ?
Plus que crédible, elle est probable. Tôt ou tard, Erdogan fera ce qu’il a dit : occuper le nord de la Syrie sur une bande de 800 kilomètres de long et 30 kilomètres de large afin de bénéficier d’une zone tampon pour «défendre» la Turquie des incursions kurdes contre son pays – incursions dont en dix ans je n’ai personnellement jamais été témoin. Les Kurdes se gardent bien de provoquer leur puissant ennemi.
Cette opération terrestre ne sera d’ailleurs que la quatrième depuis 2016. Il faut rappeler ici que cette année-là, les Turcs et leurs alliés jihadistes de l’époque, ont profité d’un moment d’inattention des Occidentaux – je dis cela poliment – pour s’emparer de la région du Shabbat, puis en 2018 du canton d’Afrine où ils continuent de mener un impitoyable nettoyage ethnique qui ne trouble guère le reste du monde. Mais le pire est survenu en octobre 2019 lorsque Trump, dans l’une de ses foucades coutumières, a ordonné le retrait de la majorité des soldats américains qui protégeaient encore les Kurdes – nous, Français, avons d’ailleurs suivi benoîtement. Il a donc laissé Erdogan lancer une vaste opération terrestre qui s’est achevée par l’occupation du territoire central du Rojava – le pays charnel des Kurdes. Depuis, le désordre règne et l’insécurité ne cesse d’augmenter, les Kurdes ne contrôlant plus qu’une mince partie des régions qu’ils avaient libérées de Daech. Les cellules dormantes de l’organisation islamique ne cessent donc de se renforcer à notre détriment. Le feu couve depuis trois ans.
Par-delà le plan moral, le manque de soutien des Kurdes syriens ne constitue-t-il pas une faute stratégique qui va permettre une résurrection de l’influence de l’État islamique ?
Lorsque le 9 octobre 2019 nous avons abandonné d’un seul coup les Kurdes, en une nuit, en dépit de toutes les promesses de sécurité que nous leur avions faites pour compenser les pertes humaines considérables qu’ils avaient consenties pour mener la guerre contre Daech en première ligne, nous avons commis une irréparable faute morale. Je peux vous garantir que tous les soldats français qui ont connu ce qu’est la fraternité d’arme avec les Kurdes ont vécu cet abandon comme une tragédie humaine, voire personnelle – et je m’inscris bien évidemment dans cette catégorie.
En ce moment même, seuls les Américains et les Français s’activent en coulisse pour empêcher l’invasion terrestre qui se prépare. Patrice Franceschi
Mais laissons cela et parlons de la faute politique que constitue aussi cet abandon des Kurdes. En 2019, après plusieurs années d’une campagne militaire exemplaire, nous avions fini par disposer dans le nord de la Syrie d’un «bouclier» anti-islamiste redoutable d’efficacité. Nous avions-là des alliés sûrs, fiables, déterminés et amicaux, qui avaient su regrouper autour d’eux les Chrétiens de la région – qu’on oublie trop souvent – et les Arabes opposés aux Jihadistes – il y en a beaucoup. C’étaient les fameuses Forces démocratiques syriennes qui nous protègent encore comme elles peuvent de la résurgence de nos ennemis communs. Si nous n’avions pas abandonné les Kurdes aux mains des Turcs nous en serions toujours là. Nous sommes revenus aujourd’hui à ce qu’était, grosso modo, la situation dans le nord de la Syrie en 2013. Il faudra méditer un jour cette étrange manière que nous avons de perdre toutes nos guerres, même en les gagnant…
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Tout est à recommencer pour protéger nos intérêts sécuritaires. En la matière, il ne faut pas oublier que les attentats de 2015 en France avaient été fomentés dans cette région par des jihadistes qui ne rêvent aujourd’hui que d’une chose : prendre leur revanche sur nous – c’est-à-dire de pouvoir à nouveau organiser des attentats de masse en France et en Europe, pays détestables par leur démocratie autorisant les hommes à décider de leurs propres lois en lieu et place de celles qu’ordonne la charia.
Quel peut-être le rôle de la France et de l’Europe dans ce conflit ?
Il faut commencer par rappeler le «tropisme» kurde de notre président, quoi qu’on pense de ce dernier. Il a été le seul chef d’État à recevoir officiellement à Paris, et à plusieurs reprises, les dirigeants Kurdes et leurs alliés Chrétiens et Arabes pour leur apporter son soutien – ce qui l’honore. Il s’est beaucoup opposé à Erdogan à ce sujet – souvent de façon violente – et reste en lien avec les chefs militaires kurdes pour tenter de trouver des solutions à cette nouvelle crise. Il a également maintenu sur place quelques éléments de nos forces spéciales au côté des Américains. Cela protège au moins le petit sanctuaire kurde adossé au Kurdistan irakien, le seul qu’il leur restera si nous n’empêchons pas Erdogan d’atteindre ses objectifs. On peut reprocher à notre président de ne pas s’être exprimé publiquement ces derniers jours contre Erdogan, mais la plupart des dirigeants occidentaux qui ont pris la parole l’ont fait pour exprimer leur «compréhension» des intérêts sécuritaires de la Turquie. Des positions aussi invraisemblables que honteuses. Elles ne font pas honneur à nos démocraties.
En ce moment même, seuls les Américains et les Français s’activent en coulisse pour empêcher l’invasion terrestre qui se prépare – raison pour laquelle celle-ci n’a pas encore eu lieu. Il est à redouter que dans ce bras-de-fer nous ne finissions par céder, mais le pire n’est jamais sûr. Une once d’espoir subsiste. Elle ne dépend que de notre volonté à défendre sans crainte nos intérêts, et de notre capacité à accepter ce qui nous déplaît tant : l’implacable retour des rapports de force dans un monde de plus en plus violent.
Le Figaro, 2 décembre 2022, Ronan Planchon