FEHIM TASTEKIN: “La reconstruction de l’aéroport de Mossoul confiée à Aéroports de Paris, aux dépens des entreprises turques” in. Al-Monitor, 13 janvier 2021, traduit par Renaud Soler
“La Turquie vient de laisser échapper le projet de reconstruction de l’aéroport de Mossoul, détruit à l’époque de l’État islamique, au profit de la France. Le gouvernement iraquien a en effet confié en décembre dernier à l’Administration de l’aviation civile le pouvoir de négocier un contrat avec Aéroports de Paris Ingénierie (ADPI). La lutte d’influence qui oppose la France à la Turquie de l’Afrique du Nord au Moyen-Orient se conclut ici en faveur des Français
La décision du Premier ministre Mustafa al-Kazimi a été prise immédiatement après une visite à Ankara : même si cette décision paraît un revirement, des sources iraquiennes soulignent que Kazimi n’avait fait aucune promesse à la Turquie à ce sujet.
L’intérêt manifesté par Ankara pour Mossoul au cours des deux années écoulées avait laissé penser que la reconstruction de l’aéroport finirait par leur revenir. En 2019, le secrétaire général du Conseil des ministres Hamid al-Ghazzi avait annoncé que l’ambassadeur turc Fatih Yıldız avait soumis des propositions pour sa reconstruction. Mais aussi bien pour des raisons politiques qu’économiques, les chances de l’entreprise française, présente depuis dix années en Iraq, paraissaient meilleures. ADPI a en effet signé en 2010 un accord avec le ministère des Transports pour le développement des aéroports de Bagdad, Basra et Mossoul, ainsi que la création d’un aéroport ex nihilo à Dohuk (Kurdistan iraquien). Par ailleurs, le projet d’aéroport international de Kerbala, exécuté par l’entreprise anglaise Copperchase, avait été conçu par ADPI.
Selon un ancien responsable iraquien proche du dossier, les raisons du succès français sont diverses. ADPI travaillait depuis quatre ans sur le projet, bien avant que les Turcs ne commençassent à s’y intéresser ; l’entreprise française dispose aussi de partenaires locaux susceptibles d’influencer les choix gouvernementaux, contrairement aux Turcs. Encore plus important, la Turquie proposait un projet comprenant de partenariat public-privé comprenant la construction et la gestion de l’infrastructure, alors qu’ADPI s’intéresse seulement à la construction. L’aspect le plus intéressant de la proposition turque résidait dans le montage financier : l’aéroport devait être financé sur les 5 milliards promis par la Turquie lors de la Conférence internationale sur la reconstruction de l’Irak en 2018 au Koweït. Le projet français sera quant à lui financé grâce à un crédit de l’État français, dont les détails ne sont pas connus à ce jour.
Toujours selon cette source, Kazimi demeure néanmoins beaucoup plus favorable à une coopération étroite avec la Turquie que ses prédécesseurs : le désaccord sur l’aéroport de Mossoul ne serait pas central dans les discussions politiques entre Bagdad et Ankara. Il ne faut cependant pas négliger les effets négatifs de l’irredentisme nostalgique de la Turquie, qui regarde depuis longtemps vers les régions de Mossoul et de Kirkouk, et de sa politique étrangère récente : soutien ostentatoire à la colère sunnite, accueil de l’ancien vice-président Tariq el-Hashimi (2006-2012) accusé de meurtre et visé par un mandat d’arrêt international, ambiguïtés vis-à-vis de l’État islamique, opposition à la Mobilisation populaire chiite qualifiée d’organisation terroriste, ou encore entraînement de miliciens sunnites de la Mobilisation nationale sur la base de Bashika.
Un expert turc impliqué dans des projets en Irak jusqu’à la chute de Mossoul aux mains de l’État islamique en 2014 explique : « Le potentiel économique de la Turquie en Irak était important et le reste, mais le gouvernement envisage le problème de manière très idéologique et a perdu la partie. Le projet d’aéroport en est le dernier exemple ».
Selon plusieurs sources, les autorités iraquiennes ont jugé trop risquées les conditions proposées par les Turcs. Le projet devait être conduit par un consortium formé par l’entreprise de construction Kürk Inşaat, active dans le Kurdistan iraquien mais sans expérience dans l’ingénierie aéroportuaire, et la holding Kalyon, un conglomérat proche de l’AKP qui a notamment construit le troisième aéroport d’Istanbul. Il reposait sur le principe, très courant en Turquie, de la concession de service public (en turc, yap-işlet-devret modeli). 100 millions de dollars devaient dans un premier temps servir à financer une piste et le terminal principal, puis 100 autres millions, une seconde piste et le terminal de fret. Deux conditions avaient été posées : la gestion de la sécurité de l’aéroport par les forces iraquiennes et une garantie de 50 000 voyageurs par mois, faut de quoi le gouvernement iraquien aurait dû s’acquitter d’une somme de 20 à 25 dollars par personne. La concession devait durer 20 ans. Même si le gouvernement turc avait garanti, grâce aux escales des vols internationaux vers Ankara et Istanbul, que le nombre de voyageurs serait toujours supérieur à 50 000, les Iraquiens n’ont pas agréé ces conditions.
Une autre dimension du problème tient au fait que ce projet était perçu comme le prolongement de visées expansionnistes de la Turquie. Dans le cadre des 5 milliards de dollars qu’elle avait promis, la Turquie avait soumis plusieurs projets à Bagdad : rénovation des aéroports de Mossoul et de Kirkouk, ouverture d’un second poste-frontière à Ovaköy, à l’intersection des frontières de l’Iraq, de la Syrie et de la Turquie, relié par une route de 570 km à Mossoul puis Bagdad, fondation d’une zone industrielle à Mossoul, participation d’entreprises turques à la construction du port de Fao et, enfin, projets dans le domaine de l’eau. Certains de ces projets reprenaient les propositions de l’ex-Premier ministre Haydar al-Ibadi à la conférence du Koweït. Mais aussi bien l’instabilité politique que le non-versement des sommes promises a empêché l’avancement des projets, et l’Iraq n’a pas donné suite.
Les tensions entre Ankara et Bagdad ont été récemment aggravées par l’élargissement des opérations turques contre le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), l’établissement de nouvelles bases militaires dans le Nord et l’ajout de Sinjar et de Makhmur aux objectifs militaires de la Turquie. Chaque été, la sécheresse remet également la question de la gestion de l’eau et des barrages sur la table.
Même si Kazimi, pris en étau entre les États-Unis et l’Iran, est ouvert à un approfondissement des relations avec la Turquie, les rapports de forces à Bagdad ne lui facilitent guère la tâche. Il doit en outre tenir compte de la position de la région autonome du Kurdistan. En effet, les projets de voies de communication turcs peuvent s’interpréter comme une volonté de contourner le Kurdistan iraquien et de créer un couloir de sécurité visant d’une part à contrôler des espaces contestés, d’autre part à couper le Kurdistan irakien du Kurdistan syrien (Rojava). La fermeture de l’aéroport de Mossoul a en effet principalement bénéficié à celui d’Erbil.
Les Turcs soutiennent que le gouvernement français a pesé dans la décision iraquienne de confier la reconstruction de Mossoul à une entreprise française et y voient une manche dans la lutte d’influence entre les deux pays. Ils ont tenté d’attirer l’attention des Iraquiens sur cela. Mais le choix en faveur des Français est révélateur des inquiétudes iraquiennes à propos de l’action de la Turquie, aussi bien sur le plan économique que politique.