« Alors que l’Otan a donné mardi le coup d’envoi des procédures d’adhésion pour la Suède et la Finlande, la Turquie menace de faire dérailler ce processus si les deux pays ne lui livrent pas plusieurs dizaines de terroristes présumés, réfugiés sur leur sol. Qui sont ces suspects réclamés à grands cris par Ankara ? Ces procédures peuvent-elles aboutir ? » David FICH fait le point dans FRANCE24 du 7 juillet 2022.
« Un jour historique pour la sécurité euro-atlantique. » Mardi 5 juillet, le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, a lancé le processus d’intégration de la Suède et de la Finlande. Rompant avec leur tradition de non-alignement, les deux pays souhaitent désormais rejoindre l’Alliance atlantique, à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine, qu’ils perçoivent comme une menace directe pour leur sécurité.
Si aucun des 30 pays membres ne s’est opposé à cette candidature, la Turquie a exigé des deux pays un engagement à soutenir son combat contre le terrorisme et notamment contre les militants kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), sous peine de bloquer le processus. Car la Suède et la Finlande, auxquelles le protocole d’adhésion accorde le statut de pays invité, ne seront pas intégrées au sein de l’Alliance avant la ratification des 30 États membres.
À la suite de la signature d’un accord entre les trois pays, le 28 juin, la Turquie a fait savoir qu’elle réclamait l’extradition de 12 suspects de Finlande et 21 de Suède. Pour sa part, le président Erdogan a affirmé que Stockholm a déjà promis de renvoyer « 73 terroristes » en Turquie.
Pourtant, si l’accord stipule que les deux pays s’engagent à « traiter » les demandes d’expulsion ou d’extradition de la Turquie, aucune liste ni mention de ces « promesses » ne figure sur le document signé par Helsinki, Stockholm et Ankara.
Des militants dans le viseur de la Turquie
Fin juin, Hürriyet Daily News, le grand quotidien turc devenu un fidèle porte-voix du président, a publié une liste de « terroristes » turcs résidant en Suède et en Finlande dont Ankara demande l’extradition. Plusieurs d’entre eux sont présentés comme des combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une organisation politique armée kurde reconnue comme terroriste par de nombreux pays et en guerre depuis plusieurs décennies contre le pouvoir turc.
C’est le cas d’Aziz Turan, ancien membre actif du groupe devenu ensuite informateur pour le compte de l’État avant de fuir pour la Suède, qui lui a offert l’asile politique. Aujourd’hui âgé de 64 ans, il est accusé par la Turquie du meurtre d’un écrivain – ce qu’il dément.
Autre cible du gouvernement turc, l’activiste des droits humains et éditeur Ragıp Zarakolu. Ce dernier a été accusé de terrorisme en Turquie pour avoir participé à des conférences du Parti de la paix et de la démocratie (BDP), un parti politique prokurde. Brièvement arrêté à plusieurs reprises par la police turque, le militant vit exilé en Suède depuis 2013.
Outre les combattants et soutiens présumés du PKK, la liste comprend des personnalités désignées comme terroristes du fait de leur proximité avec le mouvement Gülen. Ancien allié du pouvoir, ce réseau d’associations, dirigé par l’imam turc basé aux États-Unis Fethullah Gülen, est tenu responsable par le président Recep Tayyip Erdogan de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Désigné depuis en Turquie par l’acronyme Fetö (pour « organisation terroriste Fethullahist »), ce mouvement n’est considéré comme une organisation terroriste ni par l’UE ni par les États-Unis.
Parmi ces suspects figurent plusieurs journalistes, comme Bülent Keneş, ancien rédacteur en chef du quotidien guléniste Zaman, qui fut l’un des journaux les plus influents du pays, ainsi que Levent Kenez, qui dirigeait la rédaction du journal anarchiste Meydan. Deux médias interdits en Turquie à la suite du putsch manqué.
La Suède et la Finlande accusées de protéger des terroristes
La demande d’adhésion à l’Otan de la Suède et de la Finlande, provoquée par la guerre en Ukraine, a mis en lumière le contentieux entre la Turquie et les deux pays nordiques, qu’Ankara accuse de soutenir des terroristes.
« Le PKK est bien implanté dans ces deux pays qui abritent plusieurs associations influentes et une riche production culturelle. Ce qui déplaît évidemment beaucoup à la Turquie », souligne Hardy Mède, docteur en science politique à l’Université Paris 1, spécialiste de la question kurde. « Dans les années 1950, l’État suédois a octroyé des facilités de visas à beaucoup d’étudiant kurdes partis étudier en URSS et qui ne pouvaient pas rentrer chez eux pour des raisons politiques. Cette tradition d’accueil s’est poursuivie après les coups d’État de 1971 et 1980 en Turquie, qui ont généré de nouvelles vagues d’exilés, et continue encore aujourd’hui. »
Sur 10 millions d’habitants, la Suède compte aujourd’hui environ 100 000 Kurdes. Une diaspora bien moins nombreuse qu’en Allemagne (près d’un million de personnes) ou qu’en France (250 000), mais particulièrement active politiquement puisque huit députés du Parlement suédois sont d’origine kurde.
Si le phénomène de migration depuis la Turquie est plus récent en Finlande, celui-ci s’est accéléré ces dernières années avec le durcissement de la politique gouvernementale d’Erdogan. Selon le ministre turc de la Justice Bekir Bozdağ, les dossiers d’extradition de six membres du PKK et de six membres du mouvement Gülen sont déjà en attente de traitement en Finlande, tandis que ceux de 10 gulenistes et de 11 membres du groupe armé kurde attendent en Suède.
Bras de fer juridique
Conscient de l’influence grandissante de son opposition en dehors de ses frontières, le pouvoir turc a multiplié ces dernières années les procédures judiciaires pour tenter d’obtenir l’extradition de ceux qu’il considère comme des adversaires politiques. De nombreuses requêtes ont été déposées en Suède, en France, en Allemagne ou bien encore aux États-Unis, sans succès ou presque.
Même les demandes concernant les membres présumés du PKK, pourtant considérés comme une organisation terroriste par l’Union européenne et les États-Unis, sont pour la plupart rejetées, les juges craignant que ces militants ne puissent pas bénéficier d’un procès équitable en Turquie.
« Les Occidentaux reprochent à la Turquie une conception du terrorisme sans nuance, instrumentalisée pour museler ses opposants », explique Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris) et auteur de plusieurs ouvrages sur la Turquie. « Ankara considère de son côté la lutte antiterroriste comme une question vitale, notamment face au PKK, qui lui a déclaré la guerre il y a presque 40 ans et qui est parvenu à se maintenir malgré la féroce répression de l’État. »
Face aux pressions turques, les dirigeants suédois et finlandais renvoient au texte signé, indiquant qu’ils souhaitent renforcer la coopération avec la Turquie sans pour autant modifier leur législation.
« L’Union européenne a une position très critique vis-à-vis de la justice turque, dont elle sait qu’elle est complètement contrôlée par l’AKP d’Erdogan », analyse Hardy Mède. « La Suède et la Finlande s’appuient sur cette unanimité européenne, affirmant qu’elles ne changeront pas leurs procédures sur la question des droits humains. Cet argument leur permet de contrer la question des extraditions turques, d’autant plus que nombre de ces affaires ont déjà été rejetées dans les deux pays. »
« Il paraît donc très peu probable que la Suède et la Finlande accèdent à ces demandes, à l’exception peut-être de quelques cas particuliers », poursuit-il. « En revanche, des mesures vont probablement être prises pour réduire l’influence du PKK dans ces pays. Cela pourrait passer par un contrôle plus rigoureux des dons récoltés par les associations, voire la fermeture de certaines d’entre elles. »
Après la signature de l’accord avec la Turquie, la Finlande et la Suède ont affirmé n’avoir reçu aucune liste ni demande particulière d’extradition de la part d’Ankara.
Accusé de trahison par l’opposition de gauche, le gouvernement suédois a tenté de rassurer la communauté kurde en organisant une rencontre au ministère des Affaires étrangères. Pour sa part, la Première ministre suédoise Magdalena Andersson s’est refusée à tout commentaire concernant la promesse évoquée par le président turc du renvoi de « 73 terroristes » de la Suède vers la Turquie.
FRANCE24, 7 juillet 2022, David FICH, Photo/Bernat Armangue/AP