« Il paie son effort de médiation lors du mouvement de protestation contre le pouvoir en 2013. Par cette condamnation, le pays s’expose à des sanctions européennes » rapporte Marie Jégo dans Le Monde du 26 avril 2022.
En détention provisoire depuis quatre ans et demi, l’homme d’affaires et mécène turc Osman Kavala a été condamné par un tribunal d’Istanbul, lundi 25 avril, à la détention à perpétuité sans possibilité de remise de peine.
Sept autres prévenus, l’architecte Mücella Yapici, la documentariste Çigdem Mater, le militant des droits civique Ali Hakan Altinay, la réalisatrice Mine Özerden, l’avocat Can Atalay, l’universitaire Tayfun Kahraman et le fondateur de nombreuses ONG turques Yigit Ali Emekçi, ont été condamnés à dix-huit ans de prison chacun, pour complicité du même chef d’accusation. Les sept intellectuels, qui comparaissaient libres, ont été arrêtés à l’issue de l’audience.
Après moins d’une heure de délibéré, les juges de la 13e cour pénale ont reconnu les prévenus coupables d’avoir tenté de « renverser le gouvernement de la République de Turquie » en ayant fomenté les manifestations antigouvernementales du parc Gezi, à Istanbul, au printemps 2013.
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Durement réprimé, au prix de huit morts, ce mouvement pacifique et spontané, surtout porté par la jeunesse, fut le premier grand élan de protestation contre Recep Tayyip Erdogan, alors premier ministre. A l’époque, M. Kavala, connu pour ses activités culturelles et caritatives, avait tenté de jouer les médiateurs entre les manifestants et les autorités.
Acharnement des autorités
On peine à croire que c’est cette médiation qui, quatre ans plus tard, lui a valu d’être arrêté puis incarcéré à la prison de haute sécurité de Silivri, à la périphérie d’Istanbul. Et l’acharnement des autorités à son égard n’a jamais faibli. De toute sa détention, le mécène n’a vu aucun magistrat instructeur, uniquement des officiers de police.
Les procureurs ont mis près de deux années à établir l’acte d’accusation, un document cousu de fil blanc, où les billets d’avion de M. Kavala sont considérés comme des preuves à charge, tandis que des témoins anonymes assurent de son implication dans une révolte populaire présentée comme ourdie de l’étranger. Autant d’accusations niées par le philanthrope. Intervenant lundi en visioconférence de sa prison, il a dénoncé un « assassinat judiciaire » fondé sur des « théories du complot ».
Acquitté, faute de preuves, en février 2020, l’homme avait été arrêté quelques heures plus tard sans avoir pu quitter l’enceinte de sa prison, tandis que les trois magistrats qui avaient prononcé son acquittement – Galip Mehmet Perk, Ahmet Tarik Çiftçioglu et Talip Ergen – étaient visés par des sanctions disciplinaires.
Cette fois-ci, le juge Murat Bircan, un ancien candidat du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur, au pouvoir) aux législatives de 2018, ne risquait pas de manquer de loyauté.
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Le verdict du « procès de Gezi » expose Ankara à la réprobation internationale. « Il reconfirme le caractère autoritaire du système actuel (…). Il y a peu ou pas de perspective européenne pour la Turquie actuelle », ont réagi deux députés européens, l’Espagnol Nacho Sanchez Amor et l’Allemand Sergey Lagodinsky, dans un communiqué commun. Le directeur pour l’Europe d’Amnesty International, Nils Muiznieks, a fustigé, pour sa part, une « parodie de justice » qui « défie le bon sens ».
Bouc émissaire préféré d’Erdogan
La Turquie se retrouve à la merci de sanctions. Le Conseil de l’Europe vient, en effet, de lancer une procédure d’infraction contre elle en raison de son refus de se conformer, depuis 2019, à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ordonnant la libération d’Osman Kavala. Les juges de Strasbourg avaient estimé que son maintien en détention prolongée, sans jugement, trahissait une volonté de le « réduire au silence » et « avec lui tous les défenseurs des droits de l’homme ».
En refusant d’exécuter l’arrêt de la CEDH, le gouvernement turc, signataire de la Convention européenne des droits de l’homme, manque à ses obligations internationales. Pour avoir tenté de le rappeler, dix ambassadeurs occidentaux, dont ceux de la France, de l’Allemagne et des Etats-Unis, ont été menacés d’expulsion par le président Erdogan, à l’automne 2021.
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Le numéro un turc, qui s’est constitué partie civile au « procès de Gezi », n’a jamais fait mystère de sa volonté de punir le mécène, son bouc émissaire préféré. « Certains essaient de travestir la vérité en le présentant comme un bon citoyen. Mais l’identité de ce personnage, surnommé “le Soros de Turquie”, a été démasquée », déclarait-il aux militants de son parti, le 24 octobre 2017, soit six jours après l’arrestation de M. Kavala et alors qu’aucune charge n’avait encore été formulée contre lui.
Son allusion au milliardaire et philanthrope américain George Soros, qui, d’après lui, est à l’origine d’insurrections organisées dans de nombreux pays, en dit long sur sa peur d’être renversé par un soulèvement populaire. Une peur qui se fait plus pressante au fur et à mesure qu’approche l’échéance de la présidentielle, prévue pour juin 2023.
Le Monde, 26 avril 2022, Marie Jégo