« Les attaques d’Ankara, qui affirme agir en représailles à l’attentat du 13 novembre à Istanbul, ont fait au moins 31 morts, dimanche, et font craindre une escalade militaire dans la région » rapporte Luc Mathieu dans Libération du 20 novembre 2022.
C’est un épisode de plus dans la guerre parfois ouverte, souvent larvée, entre la Turquie et les forces kurdes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). L’armée d’Ankara a mené ce dimanche une série de raids aériens dans le nord de l’Irak et le nord-est de la Syrie, une région contrôlée par le PYD (Parti de l’unité du peuple), déclinaison syrienne du PKK. Si aucune victime n’a été enregistrée en Irak, au moins 31 personnes ont été tuées côté syrien, dont 18 combattants kurdes et 12 soldats syriens, selon l’ONG Observatoire syrien des droits de l’homme, établie à Londres et disposant d’un grand réseau de sources en Syrie. Ses avions de chasse et ses drones armés ont notamment détruit un hôpital à Kobané, deux centrales électriques à Derik et Taql Bakl et des silos à grain près d’Al-Malikiyah.
Dans ce qui semble être une réponse à cette attaque, des tirs de roquette ont été tirés depuis le territoire syrien. Ils ont atteint un poste-frontière turc, blessant deux soldats et six membres des forces spéciales de police selon l’agence officielle turque Anadolu. Le poste en question est celui de Bab al-Hawa, point de passage de l’aide humanitaire internationale acheminée par l’ONU vers la province syrienne d’Idlib, qui échappe au contrôle de Damas et où vivent environ quatre millions de personnes.
«Si une guerre éclate, tout le monde sera affecté»
Quelques heures plus tôt, le ministère turc de la Défense avait annoncé sur Twitter : «L’heure des comptes a sonné ! Les salauds devront rendre des comptes pour leurs attaques perfides.» Le gouvernement turc a attribué au PKK la responsabilité de l’attentat qui a tué six personnes dans l’avenue Istiklal à Istanbul, le 13 novembre. L’organisation kurde a, elle, nié toute implication. «Les bombardements turcs contre nos territoires sécurisés menacent la région entière. Ils ne serviront à personne, a réagi Mazloum Abdi, le chef des Forces démocratiques syriennes (FDS), en charge de la sécurité dans le Nord-Est syrien. Nous faisons tous nos efforts pour éviter une catastrophe majeure. Si une guerre éclate, tout le monde sera affecté.»
Reportage Kurdes : «La guerre nous est tombée dessus»
L’opération de ce dimanche, baptisée «Griffe épée», est la cinquième qui vise les territoires kurdes depuis 2016. Mais à celles-ci, parfois annoncées des mois à l’avance, s’ajoutent des frappes régulières de drones, près de 60 durant les neuf premiers mois de l’année. Ankara considère le PKK et sa branche syrienne comme une menace existentielle et les assimile à des groupes «terroristes». En mai, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, avait annoncé le lancement d’une campagne militaire pour s’emparer des villes de Tall Rifaat et Manbij. Son objectif est de repousser les forces kurdes à 30 kilomètres de la frontière avec la Turquie. Il pourrait alors y renvoyer une partie des 3,6 millions de réfugiés syriens qui vivent sur le sol turc.
Région instable
Mais Erdogan s’est heurté au refus des Etats-Unis, de la Russie et de l’Iran, inquiets des conséquences d’une nouvelle escalade dans une région déjà particulièrement instable. Si les Kurdes en ont le contrôle, ils composent à la fois avec l’armée américaine, toujours déployée, et surtout avec la Russie, alliée du régime syrien. Des soldats de Damas sont également présents, notamment dans la ville de Qamishli, qu’ils n’ont jamais quitté depuis 2011 et le début de la révolution. Les relations des autorités kurdes avec Damas sont complexes et si des accords, notamment de livraison de pétrole et d’eau vers les zones du régime, ont été atteints, Bachar al-Assad rejette toujours la principale revendication du PYD kurde : l’autonomie de la région.
Les autorités du Rojava doivent aussi composer avec la menace de l’Etat islamique (EI). Le groupe a été défait par les FDS, aidées par la coalition internationale, au printemps 2019, avec la perte du dernier village qu’il contrôlait, Al-Baghouz, mais il conserve des cellules et des partisans qui commettent encore attentats et assassinats. Il compte aussi des dizaines de milliers de prisonniers, détenus dans des prisons et des camps, tel celui d’Al-Hol, à proximité d’Hassaké. Les dirigeants kurdes demandent régulièrement aux pays étrangers de récupérer leurs ressortissants, dont des femmes et des enfants. L’EI a de son côté fait de leur libération une priorité. En octobre 2019, lors de l’opération turque «Source de paix», lancée après l’annonce d’un retrait de l’armée américaine par le président américain de l’époque, Donald Trump, les gardiens du camp d’Aïn Issa avaient abandonné leurs postes, laissant partir 800 femmes et enfants.
Libération, 20 novembre 2022, Luc Mathieu