« Erdogan : le nouveau sultan » : sous le masque de la respectabilité
« Le journaliste Can Dündar et le dessinateur Mohamed Anwar, deux opposants notoires au régime autoritaire turc, publient aux éditions Delcourt, dans la collection « Encrages », une biographie illustrée du président de la République de Turquie Recep Tayyip Erdogan » rapporte Jonathan Fanara dans Le Mag du Ciné.
Les plus attentifs ont forcément suivi, au moins dans les grandes lignes, l’avènement au pouvoir de l’AKP et de son leader Recep Tayyip Erdogan. Présenté au cours des années 2000 comme un parent islamique des mouvements chrétiens-démocrates européens, le Parti de la Justice et du Développement a ensuite révélé au monde sa véritable nature, notamment lors du mouvement protestataire de la place Taksim, en 2013. À la procédure d’adhésion à l’Union européenne, alors soutenue notamment par l’ancien Premier ministre français Michel Rocard (Oui à la Turquie, 2008), a succédé la tentative de coup d’État de 2016, les purges savamment organisées dans l’Administration et l’Université, mais aussi la radicalisation d’un pouvoir de plus en plus autoritaire et hostile aux pays européens (souvenez-vous des réfugiés syriens érigés en menace migratoire).
Cette partie émergée, déjà abondamment objectivée par la presse et à travers des dizaines d’ouvrages, s’inscrit en angle mort dans Erdogan : le nouveau sultan. Et pour cause : le scénariste Can Dündar et le dessinateur Mohamed Anwar ont décidé de se pencher sur la jeunesse de l’actuel président turc, ainsi que sur ses premiers faits d’armes politiques, de la mairie d’Istanbul à la création de son propre mouvement. Pour ce faire, ils ont mené un important travail de documentation, qu’ils ont ensuite synthétisé et fondu dans plus de 300 planches réalistes dessinées en noir et blanc. On y découvre un homme mû par la foi et un puissant sentiment de revanche, aussi obstiné que calculateur, capable de duplicité et de trahison. Un dirigeant politique qui a donné à la Turquie moderne ses contours, et qui est longtemps resté dans l’ombre de deux figures tutélaires, le père biologique, employé dans une entreprise de fret maritime, intransigeant et violent, et le père spirituel, Necmettin Erbakan, idéologue conservateur qui lui mettra le pied à l’étrier en politique. Chacun prêtera son nom à l’un des fils de Recep Tayyip Erdogan, mais ce dernier finira par leur tourner le dos, d’une manière ou d’une autre.
Erdogan : le nouveau sultan dresse un portrait vertigineux d’une Turquie en état d’instabilité permanent. C’est une République laïque soumise aux soubresauts de l’islamisme. C’est l’héritage d’Atatürk confronté à l’influence des Frères musulmans, des Talibans, des communistes ou encore du prédicateur, réfugié en Pennsylvanie, Fethullah Gülen (avec lequel Erdogan entretiendra au cours du temps des rapports pour le moins ambivalents). C’est un pays lorgnant tour à tour vers l’Occident et le fondamentalisme religieux, déchiré par les coups d’État, les sentences d’inéligibilité, les attentats ou les divisions ethniques. Can Dündar et Mohamed Anwar racontent habilement la manière dont Recep Tayyip Erdogan s’est inscrit dans cette histoire mouvementée. Ayant grandi dans un milieu modeste, plus intéressé par le football et l’islam que par les études, plusieurs fois affecté – par son échec à suivre un cursus en sciences politiques, par les élections qu’on lui a volées, par la mort de son camarade Mustafa Bilgi, etc. –, l’actuel président turc a été formé sur le tas, par les expériences, souvent traumatiques. Et c’est en assassinant politiquement le père de substitution, Necmettin Erbakan, et en usant de duplicité (en exploitant les femmes, en arborant un double discours sur la laïcité et la démocratie…), qu’il va parvenir aux plus hautes fonctions de l’État.
Cette double histoire, de la Turquie post-1950 et de son actuel président, forme le coeur battant de Erdogan : le nouveau sultan. Can Dündar et Mohamed Anwar reviennent sur le cheminement politique de celui qui dirige depuis presque vingt ans son pays d’une main de fer. Enfant, « son quartier est un lieu de solidarité pour les immigrés pauvres d’Istanbul ». Là-bas, tandis qu’il rêve de bicyclette, « on s’aide à arrondir les fins de mois, ça apaise un peu la nostalgie du pays ». L’Istanbul dont il arpente, déguenillé, les terrains vagues va toutefois bientôt s’offrir à lui, après plusieurs échecs douloureux. « La stricte discipline qui conduit au succès, les explosions de rage incontrôlées : ce sera l’héritage de son père », notent les auteurs. Plus concrètement, il a dix-huit ans à peine quand il commence à s’épanouir dans la politique, au sein de l’Union nationale des étudiants turcs. Mais son premier contact avec la mairie d’Istanbul se fera… alors qu’il y est engagé pour en nettoyer le sol. Preuve d’une capacité de rebond peu commune : il en prendra la tête vingt années plus tard. Cette résilience se vérifie d’ailleurs quand ses adversaires cherchent à salir son nom avec une vieille affaire de construction illégale : rusé, il en profite pour se ranger aux côtés des déshérités, de cette Istanbul populaire qui n’a d’autre choix, pour survivre, que de s’adonner à quelques contournements de la loi.
Erdogan, c’est une histoire qui entre en résonance avec celle de la Turquie, entre modernisme et traditionalisme, ouverture au monde et repli culturel. C’est aussi un personnage à fort relief. Quelqu’un qui s’élève avec abnégation, et parfois sournoiserie. Qui met fin à un mariage arrangé pour parvenir, au prix de grands efforts de persuasion, à épouser une femme rencontrée lors d’un meeting politique. C’est un gamin des rues doublé d’un musulman pieux. Quelqu’un qui rêve de taper dans le ballon au plus haut niveau mais qui n’hésite pas à s’offrir une bibliothèque avec l’argent récolté lors d’un concours de récitation. Homme de paradoxes, il instrumentalise les femmes en en faisant des chevaux de Troie électoraux, alors même qu’il s’était agenouillé, quelques années plus tôt, devant Hekmatyar, le boucher de Kaboul. Véritable force de caractère, il annonce à sa femme Emine : « Je leur montrerai qu’on ne se débarrasse pas si facilement de Tayyip. Ils vont voir qui je suis vraiment. Eux et le monde entier. » Car l’actuel président de la République de Turquie a longtemps eu quelque chose à prouver, et des blessures d’orgueil à soigner. Peut-être cela explique-t-il pour partie la tournure qu’a prise sa présidence…
Le Mag du Ciné, 17 mars 2022, Jonathan Fanara