Dans une expo baptisée «Défricheuses : féminismes, caméra au poing et archive en bandoulière» la Galérie-Cité internationale des arts met en lumièr les premières vidéstes féministes défricheuses de années 80.
du 28 septembre au 20 décembre.
Claire Moulène en rend compte dans Libération du 9 octobre 2023
Il faut se projeter au début des années 80, un an après la victoire de Mitterrand. Rue Maurice-Ripoche, dans le XIVe arrondissement de Paris, une petite foule désordonnée se presse pour inaugurer le tout nouveau centre audiovisuel Simone-de-Beauvoir. Dans ces locaux précédemment occupés par les Amitiés franco-chinoises, il a fallu écouler un important stock d’exemplaires du Petit Livre rouge. Mais ce soir-là, c’est une autre révolution que l’on célèbre : celle de la réappropriation de l’histoire des femmes par les femmes elles-mêmes. Et, au cœur de cette mutinerie, il y a un outil tout neuf, et un art vierge ou presque, sur lequel les hommes, à l’exception de Godard, n’ont pas encore fait main basse : la vidéo. A la manœuvre, une bande de filles, les Insoumuses comme elles se sont autobaptisées, Delphine Seyrig, Ioana Wieder et Carole Roussopoulos – cette dernière ayant fait l’acquisition de la caméra ultra-maniable Portapak de Sony – bien décidées à prendre une part active au mouvement d’émancipation des femmes.
Il faut à présent réatterrir en 2023 et se demander ce que cette histoire vieille de quarante ans, après la déflagration #MeToo et en pleine guerre de tranchées des féminismes, a à nous dire aujourd’hui. Direction la Cité des arts, aux abords de la Seine, qui accueille en ses murs une tripotée d’artistes venus du monde entier pour rendre hommage, à l’occasion d’une riche exposition conçue dans le cadre du Festival d’automne, à ces «Défricheuses».
Cut-up. Natasa Petresin-Bachelez, la responsable de la programmation culturelle de la Cité, prolonge ainsi un projet déjà mené avec la complicité de l’historienne de l’art Giovanna Zaperi autour de la figure centrale de Delphine Seyrig, actrice culte d’Akerman, Resnais ou Duras, mais aussi militante sur tous les fronts dans les années 70 et 80. Cette fois-ci, le projet s’ouvre, bien au-delà de la figure de Seyrig, sur une famille à géométrie variable de femmes, artistes et militantes qui, par-delà les pratiques et les années, ont des choses à se dire. Projet réalisé avec le soutien de la précieuse Nicole Fernández Ferrer, témoin et actrice de la première heure de Simone-de-Beauvoir, formée elle aussi dans les ateliers vidéo en non-mixité que Carole Roussopoulos organisait chez elle, et qui a repris le flambeau du centre en 2003 (récupérant les archives déposées au CNC depuis le début des années 90, continuant de collecter des archives vidéo qui, jure-t-elle, continuent d’arriver, transférant les bandes passantes sur des supports numériques plus adaptés).
Aux nombreuses archives vidéo qui habitent les quatre étages de l’exposition se greffent ainsi les travaux d’artistes toutes passées par la Cité des arts, de la Turque Nil Yalter – résidente à la Cité des arts en 1974 mais que l’on peut voir actuellement dans une expo à l’Atlas, à Paris, et bientôt en ouverture de la Biennale de Venise – à l’Afghane Rada Akbar – réfugiée depuis deux ans à Paris, qui revisite cheveux au vent et diable dans les détails un genre (artistique) bien balisé, celui de la peinture – en passant par Lili Reynaud-Dewar, qui rétroéclaire au propre comme au figuré l’hétéronormativité en s’appuyant sur un livre du début du XXe, la Femme changée en renard de David Garnett.
Toutes nous rappellent que le féminisme n’est pas qu’une histoire de théorie ou de militantisme mais passe aussi par une histoire de formes. Et, à bien y regarder, c’est déjà ce que nous disait le trio qui a fondé le centre audiovisuel Simone-de-Beauvoir, avec la performance documentée qu’elles organisèrent autour du célèbre Scum Manifesto de Valerie Solanas – Seyrig traduisant en direct le livre, Roussopoulos le retranscrivant à la machine, l’une et l’autre installées de part et d’autre d’un poste de télévision qui crache en direct ses infos virilistes -, ou encore à travers l’hilarant Maso et Miso vont en bateau qui déboulonnait à l’aide de cut-up visuels et de pancartes manuscrites les propos ultra machistes tenus en 1975 par Bernard Pivot et ses invités, dont Françoise Giroud, pourtant secrétaire d’Etat à la Condition féminine.
Continuité.«En France, on a pensé que le féminisme était essentiellement passé par la littérature, la philo ou le MLF, et pas par les arts visuels», raconte Natasa Petresin-Bachelez, qui entend a contrario valoriser ce qu’elle appelle le «matrimoine artistique». L’expo, passionnante, tord aussi le cou au fantasme des «vagues» féministes : en réalité, tout cohabite, tout coïncide, semblent nous dire les commissaires, qui défendent l’idée d’une continuité et d’histoires entremêlées. Transnationales, comme l’indique une section ahurissante qui nous fait revivre la soirée de soutien aux «trois Marias», jugées pour avoir publié des textes dénonçant la société aliénante et patriarcale portugaise ; pénétrer la geôle reconstituée de la militante brésilienne Inês Etienne Romeu (avec un usage du reenactment, «réactivation», très en vogue dans l’art contemporain des années 70), en passant par une plongée sur un campus de Nairobi au sein d’un raz de marée de femmes, 14 000 en tout, réunies pour la conférence mondiale sur les femmes organisée en 1985 par les Nations unies.
Dans la foule, on distingue Angela Davis, enrhumée mais plus audible pour la postérité que l’anthropologue Awa Thiam qui, à cette occasion, parla pourtant la première d’intersectionnalité. Histoires transnationales donc, mais aussi transgénérationnelles, nous dit encore dans les étages le reportage sur les premières travailleuses du sexe, comme elles ne s’appelaient pas encore, que Seyrig filme alors dans une église lyonnaise, ou cet impressionnant documentaire intitulé Accouche ! sur ce qu’on qualifie maintenant, mais pas à l’époque, de violences obstétricales.
«Défricheuses : féminismes, caméra au poing et archive en bandoulière» à la Galerie-Cité internationale des arts, du 28 septembre au 20 décembre.
Le 9 Octobre 2023, Claire Moulène, Libération.
Qui est Nil Yalter?
Nil Yalter (née en 1938 au Caire), l’une des représentantes pionnières du mouvement artistique féministe français et de l’art vidéo dans les années 1970, a terminé ses études secondaires à l’American Robert College d’Istanbul. À cette époque, Nil Yalter, qui s’exprime par la danse, le théâtre et la peinture, commence à faire de la pantomime et voyage à pied en Inde.
L’artiste quitte la Turquie pour s’installer à Paris en 1965 et participe activement à la contre-culture française et aux mouvements politiques révolutionnaires de la fin des années 1960.
Il est possible de déceler les influences de l’art abstrait et du mouvement constructiviste russe en particulier dans les toiles et les œuvres numériques qu’elle produit depuis ses premières peintures. Il s’y s’entremêlent éléments autobiographiques et aspects politiques. .
Les œuvres de Yalter sont exposées au Los Angeles Museum of Contemporary Art, au National Museum of Women in the Arts (Washington, DC), au Contemporary Art Centre (Vancouver, Canada), au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, au Hessel Museum of Art à New York.
Elles font aussi partie de collections permanentes de musées tels que la Tate Modern, l’Istanbul Modern, le Centre Pompidou, le Fonds National d’Art, le Museum Ludwig.