1L’ouvrage d’Élise Massicard s’inscrit dans la recherche sur l’État en Turquie portée par la turcologie française ces dernières années. Dans L’art de l’État en Turquie (Aymes, Gourisse, Massicard, 2014) les auteurs présentaient des pistes innovantes sur les modes de production de l’État, en s’intéressant à la diversité de ses acteurs et de ses institutions. En soulignant l’importance des arrangements et des négociations dans les pratiques quotidiennes, ils y montraient bien l’illusion d’une représentation longtemps très répandue d’un État turc fort, monolithique, autonome. Élise Massicard prolonge ici cette approche au travers d’une enquête menée à Istanbul sur les muhtar, les maires de quartier en Turquie.
2Cette recherche se base sur une grande quantité d’entretiens et d’observations, réalisés par l’auteure avec des muhtar de dix quartiers d’Istanbul pendant l’année 2014. Les entretiens et les moments d’interaction des muhtar avec leurs administrés sont finement mis en scène dans l’ouvrage par des encadrés « Notes de terrain, Date », donnant corps au travail du chercheur et à la manière dont les hypothèses et l’analyse se nourrissent des entretiens in situ. Les interactions régulières avec les muhtar permettent ainsi d’observer les pratiques quotidiennes et la manière dont l’institution est incarnée diversement d’un quartier à l’autre, en fonction des multiples configurations locales.
3L’auteure met à jour une forme originale de gouvernement dans lequel des figures élues tous les 5 ans en dehors des étiquettes partisanes jouent le rôle d’intermédiaires entre l’État et la société au niveau des quartiers. La principale compétence du muhtar réside dans son habilitation à la certification de documents administratifs. Il délivre, contre le prélèvement d’une taxe, des documents tels que le certificat de résidence, la carte d’héritage ou le certificat de vacance (vacance immobilière, permettant la destruction d’un bâtiment) à ses administrés. Les visites que ces derniers lui rendent donnent au muhtar l’occasion de discuter, de se renseigner et de se mettre en scène comme un intermédiaire et notable local capable de jouer de son influence auprès des pouvoirs publics. Au-delà du rôle particulier du muhtar, ce que propose Élise Massicard est l’étude plus large de ce que l’institution du muhtarlık produit sur le rapport aux institutions en Turquie, à la fois dans la construction d’une représentation de ce qu’est l’État, mais aussi dans la manière de considérer l’accès aux institutions même. Cette dimension remet en cause l’idée d’une bureaucratie étatique hétéronome, et permet à l’auteure de « jeter une lumière originale sur la manière dont se transforme le gouvernement dans la Turquie d’aujourd’hui ».
4Dans une première partie, l’auteure s’attache à situer l’origine ottomane du muhtarlık et son évolution à partir de la fondation de la République de Turquie en 1923. Mis en place en 1829 à Istanbul avant d’être étendu à l’ensemble de l’Empire, les muhtar constituent des intermédiaires institutionnalisés en charge de la gestion sociale des quartiers. Le quartier constituait alors un échelon administratif essentiel au sein du système ottoman dans lequel les muhtar étaient chargés d’utiliser leurs connaissances des revenus des habitants pour répartir les impôts entre les différents foyers. Avec le passage au régime républicain, leur rôle, tout comme celui des autres figures d’intermédiaires qui existaient dans l’Empire (tels que les responsables communautaires ou les chefs tribaux kurdes), est soumis au projet de modernisation et de rationalisation de l’administration. Le muhtarlık n’est pas aboli et malgré quelques tentatives pour vider l’institution de son contenu en transférant ses compétences vers les municipalités ou la gendarmerie, son rôle est confirmé en 1944. Quoique contraints par la faiblesse de leurs attributions et les conditions précaires de l’exercice de leur fonction (faiblesse des ressources, absence de locaux), les muhtar sont les seules figures d’intermédiaires à avoir survécu au passage du régime impérial au régime républicain.
5Depuis le début des années 2000, la continuité de l’institution du muhtarlık est à nouveau remise en question par la généralisation des usages du numérique et des réformes administratives (partie 2). L’inscription à l’école, qui relève des compétences du muhtar, est désormais réalisable gratuitement sur internet. A l’inverse d’une lecture fonctionnaliste qui verrait les muhtar comme de simples outils de transition avant la rationalisation de l’administration, Élise Massicard suggère que la force des muhtar provient d’un mode de gouvernement qui s’appuie sur la mobilisation d’un savoir-vécu à une échelle locale, incarné, passant par l’oralité plus que par l’écrit. C’est là ce qu’elle appelle « gouverner par la proximité » : « l’ancrage social du muhtar dans un milieu d’interconnaissance relative est au principe même de sa fonction officielle » (p. 128). Ainsi, s’il est marginalisé dans certains domaines, la connaissance de son territoire donne au muhtar la capacité de reconfigurer son rôle et de faire valoir ses compétences pour colmater les imperfections de la rationalisation. Pour l’État, le recours à des intermédiaires disposant d’une connaissance vécue et localisée permet de faire face aux phénomènes qui échappent à son emprise, liés à l’importance du travail informel en Turquie, ou encore à l’incertitude sur les noms de rues ou de leur numérotation. La connaissance qu’a le muhtar de son territoire donne la capacité d’agir et d’exercer leur pouvoir aux institutions étatiques.
6La capacité à délivrer des documents par l’exploitation d’une connaissance vécue et subjective – comme les cartes de pauvreté – construit l’image d’un rôle malléable du muhtarlık, et au-delà, l’image d’un État négociable. C’est là l’une des grandes hypothèses explorée dans la partie 3 de l’ouvrage. L’auteure montre bien comment les compétences élastiques du muhtar rendent l’État accessible auprès de la population, notamment dans ses franges les plus marginales. Le muhtar construit une personnalisation de la relation aux institutions, à travers la valorisation de références communes avec ses administrés, tantôt identitaires, géographiques ou communautaires.
7Dans la dernière partie de l’ouvrage, l’auteure observe la manière dont l’institution du muhtarlık est travaillée par les dynamiques politiques et partisanes à l’œuvre en Turquie. Trois évolutions récentes tendraient ainsi à réduire l’autonomie des muhtar, particulièrement depuis l’arrivée du Parti de la Justice et du Développement (AKP) au pouvoir en 2002. D’abord, l’espace du quartier est réinvesti depuis le milieu des années 2000 par l’échelon municipal. Les muhtar sont confrontés à une concurrence directe dans l’exercice de leur fonction d’intermédiaire local face aux conseillers municipaux, aux étiquettes partisanes claires, qui ouvrent de nouveaux lieux de sociabilité dans les quartiers. Deuxièmement, l’activisme de l’AKP dans la transformation urbaine rend les enjeux locaux particulièrement conflictuels, comme lors des manifestations contre le projet de transformation du parc Gezi à Istanbul en 2013. Les muhtar sont souvent contraints de se positionner face aux projets urbains qui concernent leurs quartiers, tandis que de nouveaux candidats, issus des mobilisations habitantes, sont susceptibles d’émerger et de remettre en cause leur légitimité. Troisièmement, le muhtarlık fait face à ce qu’Élise Massicard appelle une « politique des muhtar » depuis l’accession de Recep Tayyip Erdogan à la présidence de la République en 2014. Si cette politique se traduit par une revalorisation matérielle et symbolique des conditions d’exercice de la fonction, elle vise surtout un meilleur encadrement de l’institution par le pouvoir central. La connaissance intime des muhtar est vue comme un éventuel canal de renseignement pour le compte des autorités. Se développe ainsi une véritable injonction à la surveillance et à la dénonciation, réaffirmée par le président à la suite de la tentative de coup d’État de l’été 2016. Cette tentative de cooptation des muhtar par la présidence suscite des critiques parmi les concernés qui défendent un rôle de serviteurs des citoyens et non d’indics de l’État ou de l’AKP.
8Dans l’ensemble, la description que fait l’auteure du rôle et des évolutions du statut de muhtar en Turquie montre bien qu’il ne s’agit pas de penser cette institution en termes de « survie » d’un modèle ancestral mais de la considérer comme l’une des manières de « faire l’État ». La longévité même du muhtarlık et la capacité d’adaptation des muhtar témoigne de l’importance des modes de gouvernement non bureaucratiques dans le fonctionnement de l’État et « l’importance des logiques de courtage et d’intermédiation dans le fonctionnement institutionnel » (p. 353), que ce soit en Turquie même, mais aussi au-delà. Le muhtarlık tend à voir ses prérogatives non pas disparaître, mais mises en concurrence et reconfigurées par l’apparition de nouveaux outils et de nouveaux acteurs. Dans le même temps, l’institution est travaillée par les nouveaux modes de gouvernement que construit l’AKP, avec une croissance de l’emprise partisane sur l’action publique et la recherche par le parti présidentiel de nouveaux relais institutionnels à même de soutenir son action. Mais justement, comme l’analyse Elise Massicard, ces tentatives engendrent aussi des dynamiques contreproductives pour le parti au pouvoir. La dimension élective et territorialement ancrée du muhtar, ainsi que sa capacité à aménager l’ordre institutionnel participe à la fabrique de multiples micro-espaces de résistance, formant autant de réponses du niveau local aux injonctions étatiques centralisatrices, voir autoritaires.