La Rentrée littéraire est plutôt faste cette année pour la BD turque en France. Après la parution en septembre de l’excellent Journal inquiet d’Istanbul (Dargaud) d’Ersin Karabulut,les éditions du Faubourg viennent de publier le délicieux roman graphique d’Özge Samanci Nager à Contre-Courant. Ce dernier conte l’enfance heureuse de l’auteure dans une ville des bords de la mer Egée et le déclassement de sa famille laïque mise à mal d’abord par le libéralisme économique introduit dans les années 1980 et plus tard par l’islamisation de la société. Aucune lamentation, aucune perte d’énergie ou de joie de vivre, le récit et le graphisme restent légers, délicats, pleins de fraîcheur. Les objets de tous les jours sont convoqués comme des stations de la mémoire à la manière du Je me souviens de Georges Perec. La règle rose de la maitresse d’école qui toute rose qu’elle fut s’abat arbitrairement sur les mains des élèves qui mystifient insuffisamment le personnage d’Atatürk, renoncer au Commodore 64, table de jeu électronique au prix exorbitant dont Özge ne peut même pas rêver l’oriente vers d’autres plaisirs, la mer, la plongée, Cousteau. C’est lui le marin français qui l’incitera à écouter sa voix intérieure et à oser choisir le théâtre, les feux de la rampe au lieu de s’embêter à faire des maths et à devenir ingénieur pour satisfaire son père.
L’échelle – l’enfance, l’adolescence- à laquelle se place l’auteure, le choix de privilégier les détails microscopiques arrachés à l’insignifiance par son graphisme mêlant dessin, collages, taches de café, octroient à ce récit un exceptionnel coefficient de vérité et de sincérité. C’est cela qui touche le lecteur et le convint.
Özge Samanci a bien grandi à Izmir, ville prospère et bastion de la laïcité. Elle a commencé à publier des dessins humoristiques dans des magazines de cinéma et d’humour pendant ses études de mathématiques à Istanbul dans la prestigieuse Université Bogaziçi. Aux États-Unis où elle vit actuellement elle a poursuivi un doctorat sur les médias numériques. Dare to disapoint, « ose décevoir » en anglais, est un roman graphique sur son passage à l’âge adulte. Il a été traduit en plusieurs langues. Ses dessins paraissent dans The New Yorker, The Wall Street Journal, Slate Magazine, The Huffington Post. Elle dirige également Ordinary Things, un journal de bande dessinée en ligne.
Comme l’annonce le titre de son livre, Özge Samanci a nagé à contre-courant et enrichit la BD turque qui se déploie à l’international avec des plumes talentueuses comme Ramize Erer, Ersin Karabulut, Musa Kart et d’autres encore.
Nora Seni est professeure à l’Institut français de géopolitique. Dernier article paru « La Libye, tête de pont de la Turquie en Afrique » Politique Internationale, no.174, hiver 2022.
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