Damas et Ankara ont tout intérêt à se rapprocher. Mais les contentieux demeurent nombreux.
Le Monde, le 4 juillet 2024, par Marie Jégo et Hélène Sallon
Propos convenus, brève entrevue : la rencontre entre les présidents turc et russe, Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine, a été vite pliée, mercredi 3 juillet, en marge du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghaï à Astana, la capitale du Kazakhstan. « Nous menons une diplomatie téléphonique mais, entre-temps, nos ministres restent en contact », a tenu à rassurer le président turc à l’issue de l’entretien, qui a duré une petite heure. Le dossier syrien est régulièrement évoqué mais les antagonismes persistent, la Russie soutenant le président syrien, Bachar Al-Assad, tandis que la Turquie appuie, finance et forme la rébellion syrienne dans les territoires conquis par son armée entre 2016 et 2022 dans le nord de la Syrie.
Cela fait des années que Vladimir Poutine pousse son homologue turc à la réconciliation avec Bachar Al-Assad, sans succès. Evoqué à maintes reprises, jamais réalisé, ce rapprochement a été pris en main par l’Irak. « Créer une base de réconciliation et de dialogue entre la Syrie et la Turquie » est l’objectif que le premier ministre irakien, Mohammed Chia Al-Soudani, s’est fixé.
« La main de l’Iran en coulisses »
C’est ce qu’il a expliqué le 31 mai à des médias turcs, précisant que MM. Erdogan et Assad y étaient favorables. Proche de la Syrie et de l’Iran, M. Al-Soudani, qui cherche à renforcer sa stature internationale en se posant en médiateur, pense pouvoir réussir là où les diplomates russes ont échoué. La médiation russe avait achoppé en 2023, après deux ans d’efforts, face à l’exigence posée par le président Al-Assad, et appuyée par Moscou et Téhéran, d’un retrait des forces turques de Syrie en préalable à une normalisation. Ankara s’y est toujours refusé.
Selon le journal syrien Al-Watan du 30 juin, porte-voix du régime, une prochaine réunion syro-turque se tiendrait bientôt à Bagdad, ouvrant un long processus de négociations qui pourrait conduire à des accords politiques aux retombées concrètes. Des « sources » ont indiqué au journal que la partie turque avait demandé à Moscou et à Bagdad de pouvoir s’asseoir à une table de dialogue bilatéral avec la partie syrienne, sans aucune présence tierce, et loin des médias, pour examiner tous les aspects censés ramener les relations entre les deux pays à leur état antérieur.
La médiation irakienne, il est vrai, ne ferait pas le poids sans l’appui de la Russie, de l’Iran et des puissances du Golfe. « La main de l’Iran se fait fortement sentir en coulisses », écrit Haid Haid, chercheur au sein du cercle de réflexion Chatham House, dans la revue en ligne Al Majalla. « Tout dégel turco-syrien serait un triomphe pour Téhéran, renforçant son influence régionale, augmentant son importance pour la Syrie », estime le chercheur. Parrain du régime Al-Assad, Téhéran veille cependant à ce qu’Ankara ne redevienne pas un concurrent sur le terrain syrien, qui sert de pont terrestre entre l’Iran et le Liban.
Trois semaines après la déclaration du premier ministre irakien, Bachar Al-Assad s’est dit favorable à des pourparlers avec la Turquie, sans poser explicitement, c’est une première, comme condition préalable le retrait des forces turques du nord de la Syrie. « La Syrie est ouverte à toutes les initiatives concernant les relations syro-turques tant qu’elles sont basées sur le respect de la souveraineté de l’Etat syrien sur l’ensemble de son territoire », a-t-il déclaré le 26 juin à l’envoyé spécial du président russe, Alexandre Lavrentiev.
« Nous ne voyons aucun obstacle au rétablissement des relations avec la Syrie », lui a répondu le président turc le 28 juin. Ce jour-là, Recep Tayyip Erdogan s’est livré à son traditionnel discours à la sortie de la mosquée Hz. Ali, à Istanbul. « Il était une époque, a-t-il confié, où nous étions très proches de la Syrie, nous nous rencontrions alors en famille [avec M. Al-Assad], peut-être cela se reproduira-t-il à l’avenir. »
Changement de ton
En 2009, il est vrai, les relations étaient plutôt chaleureuses entre les deux hommes, M. Erdogan et son épouse, Emine, ayant accueilli la famille Al-Assad dans le cadre de vacances à Bodrum, au bord de la mer Egée. Les échanges commerciaux aussi étaient à leur apogée. Mais la répression féroce déclenchée en 2011 par le régime syrien contre l’opposition a contraint la Turquie à rompre les relations diplomatiques.
Les récentes déclarations des présidents turc et syrien traduisent un changement de ton. Pour M. Erdogan, la nécessité de renouer avec Bachar Al-Assad s’explique par le fardeau que constituent les réfugiés syriens : 3,2 millions de personnes hébergées par la Turquie sur une décennie. « Il s’agit d’un problème social et politique qui s’est aggravé avec le ralentissement économique du pays. C’est ce qui a causé la défaite du parti au pouvoir lors des élections municipales du 31 mars », analyse Sinan Ülgen, ancien diplomate turc et directeur du centre de recherche indépendant EDAM, à Istanbul. « Voilà pourquoi le gouvernement est maintenant obligé de développer une solution qui permettrait le retour sûr et volontaire de ces réfugiés en Syrie. La seule façon de lancer cette procédure serait de parvenir à un accord avec Bachar Al-Assad, sans lequel il n’y aura pas vraiment de possibilité pour ces personnes de rentrer chez elles. C’est essentiellement pour cette raison qu’il y a une nouvelle volonté d’entreprendre ces négociations avec la Syrie », poursuit le chercheur, conscient que le processus sera long et difficile.
Les pressions étrangères ne sont pas une garantie de succès, comme le montre l’échec de la médiation russe. « Le fossé entre les exigences respectives d’Ankara et de Damas est trop grand pour que ces pourparlers aient un résultat. Le régime Al-Assad veut qu’Ankara se retire de Syrie et cesse son soutien à l’opposition syrienne. La Turquie appelle la Syrie à l’aider à soumettre les forces kurdes dans le Nord-Est syrien – ce que Damas n’a pas la capacité de faire », estime Dareen Khalifa, experte sur la Syrie au sein de cercle de réflexion International Crisis Group.
Affrontements dans le nord de la Syrie
Signe que les lignes bougent un peu sur le terrain, laTurquie a rouvert le 28 juin le point de passage d’Abou Al-Zandin,près d’Al-Bab, qui relie les territoires qu’elle contrôle dans le nord de la Syrie à ceux qui sont administrés par le gouvernement syrien à l’est d’Alep. Par ailleurs, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, des travaux sont en cours pour élargir l’autoroute reliant la ville turque de Gaziantep à la ville syrienne d’Alep, contrôlée par le régime de Damas. Le rapprochement entre Damas et Ankara pourrait aussi bien se cantonner au volet commercial, estime un bon observateur. Un renforcement de la coopération économique entre les deux voisins est tentant pour Bachar Al-Assad, dont l’économie a été laminée par la guerre et les sanctions internationales. Damas pourrait profiter d’une réouverture des grands axes routiers et des points de passage.
Quoi qu’il en soit, la perspective d’une normalisation ulcère la plupart des rebelles syriens qui résident dans les vastes territoires contrôlés par Ankara dans le nord de la Syrie. Les forces turques et des manifestants syriens s’y sont affrontés dimanche 30 juin et lundi 1er juillet, causant la mort de sept personnes. Les Syriens réagissaient à des attaques xénophobes ayant visé des membres de la communauté syrienne réfugiés en Turquie, mais il n’y avait pas que cela : en réalité, la perspective d’un rapprochement avec Damas a largement contribué à mettre le feu aux poudres. Fait inédit, les forces d’Ankara ont essuyé ce jour-là les tirs de certains de leurs supplétifs syriens – l’armée nationale syrienne et le groupe djihadiste Hayat Tahrir Al-Cham – censés les aider à tenir les territoires conquis.
Dimanche, des manifestants en colère ont ainsi pris d’assaut le point de passage tout juste rouvert d’Abou Al-Zandin, détruisant des équipements et appelant les autorités locales à le fermer. Des images postées sur les réseaux sociaux ont montré des véhicules blindés turcs et certains avant-postes turcs touchés par des balles en d’autres lieux, à Afrin et à Azaz, au nord d’Alep. Dans l’une des vidéos, on entend des Syriens dire aux soldats turcs qui protègent un avant-poste : « Vous nous vendez à Bachar Al-Assad. »