Le Monde, 8 mai 2021, Marie Jégo
Résolu à rompre son isolement diplomatique, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, s’est lancé dans une offensive de charme vis-à-vis de l’Egypte, de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis, avec lesquels les relations s’étaient considérablement dégradées ces dernières années. La première étape de cette tentative de normalisation est l’Egypte. Une délégation du ministère turc des affaires étrangères a entamé, mercredi 5 et jeudi 6 mai au Caire, des discussions avec des diplomates égyptiens.
Cette visite officielle est une première depuis le coup d’Etat de 2013 en Egypte, quand le président élu, Mohamed Morsi, a été renversé par l’armée et remplacé par le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi. Connu pour ses sympathies envers le mouvement des Frères musulmans, « terroriste » selon Le Caire, le président Erdogan avait alors pris fait et cause pour le président islamiste déchu, qualifiant M. Sissi de « gangster ».
« La Turquie et l’Egypte reviennent de très loin. Depuis 2013, il n’y a plus d’ambassadeurs ni à Ankara ni au Caire. Justement, les discussions menées actuellement visent à rétablir les relations diplomatiques. On va voir quelles concessions seront exigées », explique Franck Mermier, directeur de recherche au CNRS, actuellement à l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA), à Istanbul.
Listes d’exigences égyptiennes
Les autorités égyptiennes ont profité de cette ouverture pour transmettre à leurs homologues turcs la liste de leurs exigences, en onze points, allant du retrait des forces armées turques et de leurs supplétifs syriens de Libye, à la restitution des zones occupées par l’armée turque dans le nord de la Syrie, en passant par l’expulsion des opposants syriens sympathisants des Frères musulmans qui ont trouvé refuge sur le sol turc.
« Ce rapprochement suscite l’inquiétude de la communauté égyptienne de Turquie, environ 30 000 personnes, des opposants pour la plupart, qui craignent d’en faire les frais. Certains Egyptiens installés en Turquie ont un statut précaire, de simples visas touristiques renouvelables », explique Franck Mermier, fin connaisseur des diasporas arabes en Turquie.
Après le « printemps arabe » en 2011, Istanbul est devenu la capitale des médias arabes opposés à leurs gouvernements, notamment de médias égyptiens proches du mouvement des Frères musulmans, interdit en Egypte depuis 2013. Dès que le processus de normalisation a été amorcé, en mars, Ankara a montré sa bonne volonté en sommant les médias égyptiens d’opposition installés à Istanbul de mettre un terme à leurs critiques à l’égard du président Sissi. Moataz Matar, un animateur de la chaîne égyptienne d’Istanbul Al-Sharq, a dû mettre fin à son émission. « Il a été demandé à ces chaînes de diversifier leurs programmes, de parler davantage d’art et de culture », poursuit le chercheur.
La Turquie semble prête aux concessions. Isolé diplomatiquement, affaibli en interne par une économie en crise et une mauvaise situation sanitaire, le président Erdogan a besoin de l’Egypte pour amadouer le front « antiturc » qui s’est constitué autour du gaz en Méditerranée orientale. Ces dernières années, l’Egypte, la Grèce, Chypre, l’Italie, Israël et la Jordanie ont noué des alliances autour de projets gaziers, la Turquie se sent exclue. « Les activités hostiles de cette alliance dirigée par l’Egypte, avec un fort soutien de la Grèce, d’Israël et de la France, dérangent Ankara », affirme Ismaïl Numan Telci, vice-président du Centre pour l’étude du Moyen-Orient (Orsam).Article réservé à nos abonnés
L’autre dossier brûlant est la Libye, où les deux puissances régionales soutiennent des camps opposés. A l’unisson des Nations unies, de l’Union européenne et du gouvernement provisoire libyen, l’Egypte réclame le retrait de tous les mercenaires et des forces étrangères présents en Libye. Ankara, qui a déployé sur place ses militaires et onze mille supplétifs syriens, fait la sourde oreille. La présence militaire turque ne peut « être mise sur un pied d’égalité avec celle de groupes illégitimes », a souligné Mevlut Cavusoglu, le chef de la diplomatie turque. Répondant à la demande de retrait formulée par Najla Al-Mangoush, son homologue libyenne, il a fait savoir que celui-ci serait « difficile à réaliser ».
Prochaine étape, l’Arabie saoudite
Ankara ne compte pas mettre fin de sitôt à sa présence en Tripolitaine, dans l’ouest du pays, la région contrôlée par le gouvernement d’union nationale (GNA). Le départ de ses forces ne serait pas sans poser problème à ce courant de l’opposition libyenne au sein duquel le gouvernement de M. Erdogan compte de solides appuis.
Influente lorsque le « printemps arabe » a commencé en 2011, la Turquie apparaît aujourd’hui beaucoup plus faible. Son ardeur à défendre les Frères musulmans dans toute la région lui a valu la colère de l’Egypte et celle de poids lourds régionaux comme l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis. Récemment, l’établissement de relations diplomatiques entre Israël et plusieurs Etats du Golfe a achevé de mettre à mal sa politique étrangère agressive. La normalisation des liens entre le Qatar, allié régional de la Turquie, et l’Egypte a ouvert la porte au rapprochement turco-égyptien, un premier pas vers « un éventuel rééquilibrage des relations avec les autres pays du Golfe tels que l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis », selon Franck Mermier.
L’offensive de charme turque ne vise pas que l’Egypte.Pour tenter de recoller les morceaux de la relation cassée avec l’Arabie saoudite, Mevlut Cavusoglu va se rendre à Riyad, le 11 mai. Il s’agit de la première visite de ce type depuis l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, étouffé puis démembré dans les locaux du consulat saoudien d’Istanbul en 2018. Entre les deux pays, les relations, y compris commerciales, sont au plus bas. Non content d’avoir imposé un embargo non officiel sur tous les produits made in Turkey,le royaume saoudien vient de faire fermer huit écoles turques, au grand dam de M. Erdogan, qui s’en est plaint au roi Salman.