« Une fondation islamique liée à la famille du président Recep Tayyip Erdogan mise en cause par les révélations d’un lanceur d’alerte, voilà un tapage médiatique dont les islamo-conservateurs, en perte de vitesse dans les sondages, se seraient bien passés. » dit Marie Jégo sur Le Monde. Ressassé par les médias d’opposition et les internautes, le scandale expose Tügva, la fondation de la jeunesse turque, cofondée par Bilal Erdogan, 40 ans, le fils cadet du chef de l’Etat, qui siège à son conseil d’administration et à celui de plusieurs associations du même acabit.
Selon des documents fournis par un ancien cadre de l’organisation au journaliste Metin Cihan, qui les a publiés sur son compte Twitter, Tügva fait office de « Pôle emploi » pour des milliers de ses membres, admis en priorité dans les grands corps de l’Etat, du ministère de la défense à celui de la justice en passant par l’éducation. Sur un CV, la recommandation de cette fondation vaut davantage qu’un diplôme obtenu dans la plus prestigieuse des universités.
Décrite sur son site comme « la plus grande organisation de jeunesse de Turquie », Tügva possède 404 représentations à travers le pays et gère 58 foyers d’hébergement pour des étudiants garçons. Les foyers pour les filles sont administrés par Turgev, une fondation du même type. Fondée en 2013 officiellement pour favoriser l’émergence d’une « jeunesse morale et fidèle à l’Etat », Tügva a accès aux écoles, aux lycées et aux universités par le biais de partenariats signés avec le ministère de l’éducation nationale.
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Ses adeptes animent des cours de morale, de religion, de civilisation. En cas de besoin, ils font passer des messages politiques, comme en 2017, quand ils ont milité pour le « oui » au référendum organisé par M. Erdogan pour élargir ses pouvoirs. L’opinion publique turque sait parfaitement que Tügva et ses sœurs – Turgev, Kadem, YIC, Ensar et d’autres – sont dirigées par des parents et des fidèles du chef de l’Etat, qui y pantouflent.
« La partie visible de l’iceberg »
Il est de notoriété publique que ces organisations, créées avec l’aide des confréries religieuses pour islamiser la société par le bas, jouissent de nombreux privilèges. Généreux, le gouvernement leur accorde des exemptions fiscales, des subventions, des locaux à loyers modérés dans les plus beaux bâtiments historiques du pays.
Ekrem Imamoglu, le maire d’Istanbul issu de l’opposition, en sait quelque chose. Il avait dénoncé ces pratiques peu après son élection en juin 2019, révélant l’ampleur des aides fournies aux fondations par ses prédécesseurs du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateurs). L’édile tente depuis d’y mettre un terme. Avec difficulté, comme le prouve l’incident qui l’a opposé récemment à Tügva, lorsque l’organisation a refusé de libérer un bâtiment à Büyükada, sur les îles du Prince, malgré une décision de justice.
Démenties par Bilal Erdogan, qui les a qualifiées de « calomnies », les allégations du lanceur d’alerte anonyme ont été confirmées par Tamer Özsoy, un ancien responsable de Tügva pour la province de Van, qui les a décrites comme « la partie visible de l’iceberg ». Dans une interview donnée le 13 octobre au journal en ligne Gerçek Gündem, il a expliqué avoir vu de nombreuses personnes embauchées au palais présidentiel sur la seule foi des « recommandations » données par ces organisations.
Lors des entretiens d’accession à la fonction publique « on demande aux candidats s’ils ont des contacts au sein de Tügva et de Kadem », a-t-il précisé, faisant référence à l’Organisation des femmes et de la démocratie (Kadem), dont la vice-présidente est Sümeyye Bayraktar, la fille cadette du président Erdogan.
« Organisation parallèle »
Pour ce qui est du favoritisme, tout le monde savait. En revanche, personne jusqu’ici n’avait imaginé l’ampleur de l’infiltration. « L’Etat a été partagé entre les différentes confréries religieuses », a déploré Veli Agbaba, député et vice-président du Parti républicain du peuple (CHP, opposition kémaliste), lors d’une réunion de l’Association pour la pensée d’Atatürk, mercredi 20 octobre. Au passage, il a qualifié Tügva d’« organisation parallèle », la comparant au mouvement du prédicateur Fethullah Gülen, l’ennemi juré de M. Erdogan, qui le tient pour responsable de la tentative de coup d’Etat survenue contre lui le 15 juillet 2016.
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Quelques années avant le putsch raté, l’AKP et son chef, alors en pleine lune de miel avec les disciples de l’imam Gülen, avaient laissé ces derniers noyauter à loisir les institutions d’Etat, et pas des moindres : la justice, la police, l’armée. Les examens d’entrée étaient contrôlés par les gülenistes, qui, à l’avance, transmettaient les bonnes réponses à leurs protégés.
Les purges déclenchées après 2016 contre le mouvement ont laissé un grand vide au sein des administrations. Il fallait trouver des cadres dont la loyauté ne pouvait être questionnée. C’est à ce moment-là que les fondations pro-gouvernementales dirigées par des proches du président ont pris le relais. On note qu’avec Tügva, le processus d’admission a été simplifié : désormais, pas d’examens, une simple recommandation suffit.
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Ces allégations sont un caillou de plus dans la chaussure du gouvernement islamo-conservateur, mis en cause par l’opposition et les grands patrons pour sa politique monétaire désastreuse, qui a fait perdre à la livre turque, la monnaie nationale, 59 % de sa valeur depuis 2018. Alors que sa popularité est en chute libre dans tous les sondages, y compris ceux réalisés par des instituts réputés favorables au gouvernement, l’AKP se retrouve confrontée à des révélations embarrassantes venues de personnes qui ont longtemps travaillé dans ses rangs.
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Le Monde, 21 octobre 2021, Marie Jégo