« Même si la Turquie exerce actuellement un rôle utile d’intermédiaire dans le conflit ukrainien, « l’intimité stratégique » du régime d’Erdogan avec les démocraties européennes reste limitée », analyse Marc Pierini, ancien ambassadeur de l’Union européenne en Turquie, dans Le Monde du 4 octobre 2022.
a Turquie de Recep Tayyip Erdogan peut-elle s’asseoir durablement à la table des démocrates européens ? A la veille du double sommet de Prague qui doit débattre, le 6 octobre, de l’Europe politique, la question peut paraître déplacée. Il semble évident que, dans le contexte sécuritaire entourant l’invasion russe de l’Ukraine, les vingt-sept chefs d’Etat et de gouvernement ont souhaité dans leur majorité la présence de leur homologue turc. Néanmoins, au-delà d’une invitation de circonstance, cette question se pose crûment.
Le débat sur l’Europe politique, notamment sur la proposition française de Communauté politique européenne – une structure plus large que l’Union européenne (UE) qui n’impliquerait pas nécessairement une adhésion future à celle-ci –, est quasiment inextricable si on veut lui donner une traduction institutionnelle. Inviter le chef de l’Etat turc au sommet politique du 6 octobre (qui doit être suivi, le 7 octobre, d’un Conseil européen informel) obéit certes aux nécessités du moment, mais son implication durable dans un format institutionnel pérenne fondé sur une « intimité stratégique » avec l’UE est un choix bien plus ardu.
En clair, il s’agit de savoir si un nouveau cadre intergouvernemental distinct de l’UE doit inclure l’autocratie turque qui, par sa Constitution de 2017 et le fonctionnement de ses institutions, s’est positionnée aux antipodes des principes et valeurs européens.
La Turquie n’est plus un Etat de droit
Dans le camp du oui, les arguments sont bien connus : la Turquie appartient à l’OTAN, elle a condamné l’invasion russe sans équivoque, elle a fermé les détroits des Dardanelles et du Bosphore dès le début des hostilités, elle s’efforce de jouer un rôle de facilitatrice entre la Russie et l’Ukraine, et elle déploie à cet effet son efficace réseau diplomatique. Le dirigeant turc serait donc utile à la cause de la paix entre Russie et Ukraine. Mais au-delà ?
Dans le camp du non, les arguments sont clairs : la Turquie n’est plus un Etat de droit, elle tient en permanence un discours anti-occidental et imprévisible, elle remet en cause des frontières internationalement reconnues, et elle a fourni un avantage stratégique considérable au Kremlin en achetant des missiles S-400. Cette décision aboutit en 2019 à éliminer du flanc sud de la Russie des systèmes de l’OTAN équivalents et, par ricochet, conduit en 2020 les Etats-Unis à renoncer à livrer 120 chasseurs furtifs F-35 initialement destinés à l’armée de l’air et à la marine turques. Dès lors, où serait l’intimité stratégique ?
Au regard du conflit déclenché par Moscou en Europe, la Turquie exerce effectivement de méritoires efforts de facilitation. Il est néanmoins clair que, dans cette diplomatie, le président Erdogan colle étroitement au discours russe sur l’inutilité des sanctions européennes et que les bénéfices financiers pour la Turquie sont importants dans un contexte de crise économique aiguë. Ici, les motivations électorales du président turc pour 2023 sont évidentes, et sa proximité avec Vladimir Poutine fait partie de son jeu. Mais les déclarations du président russe, le 21 septembre, annonçant une mobilisation, et l’annexion formelle de nouveaux territoires le 30 septembre ôtent toute possibilité de négociation d’un cessez-le-feu et a fortiori d’un accord de paix.
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Au-delà de l’invasion russe, la présence de la Turquie dans une future « Communauté politique » relève des principes européens fondamentaux. Or, en interne et en externe, Erdogan applique le « modèle russe » de gouvernance, et se trouve souvent proche de la Hongrie de Viktor Orban. La politique d’apaisement chère aux Européens ou les intérêts économiques et financiers de certains justifient-ils une intimité politique avec la Turquie d’Erdogan ? Objectivement, tout retour, si minime soit-il, vers l’Etat de droit amenuiserait les chances de réélection d’un président qui a tout misé sur les réflexes nationalistes de son électorat et sur la prééminence de son rôle personnel, comme en attestent ses décisions politiques, économiques et judiciaires récentes. Ayant démontré son affinité avec le club autocratique eurasiatique, le leader turc n’a probablement aucune intention de se rapprocher des démocraties européennes.
Chemin du compromis
Qu’en sera-t-il au sommet de Prague ? Au sein des Vingt-Sept, la diversité des opinions sur une « Communauté politique européenne » est telle qu’il ne faut pas s’attendre à un consensus complet sous présidence tchèque. Les différents pays concernés par la politique d’élargissement de l’UE sont dans des situations très diverses : certains sont en négociation lente (plusieurs pays des Balkans occidentaux), d’autres ont vu leur processus d’adhésion gelé de facto (Turquie), certains ont récemment empoché une promesse conditionnelle (Moldavie, Ukraine), d’autres enfin ont un statut incertain (Géorgie, Kosovo). Vus sous d’autres angles, certains sont partiellement occupés par la Russie (Moldavie, Ukraine, Géorgie), tandis que d’autres sont sous influence russe (Serbie et Turquie). Il est bien difficile dans ces conditions de trouver un dénominateur commun. C’est d’ailleurs pourquoi il a été clairement annoncé qu’il n’y aurait pas de conclusions formelles au sommet du 6 octobre.
Le chemin du compromis, du moins à court terme, passe probablement par une forte priorité donnée, dans les discussions du sommet, à des orientations communes au regard de l’invasion russe et aux principes guidant les réactions des participants. Ce serait déjà un résultat appréciable si la Turquie pouvait – dans une déclaration conjointe avec l’UE – renouveler sa condamnation de l’invasion russe et s’engager formellement à ne pas faciliter le contournement par Moscou des sanctions occidentales, question épineuse s’il en est. Il sera bien plus ardu de faire comprendre au président turc son intérêt à restaurer l’Etat de droit.
Oublions la realpolitik : si l’Union européenne ne réaffirmait pas clairement ses principes démocratiques à Prague, elle se renierait. Ankara aurait ainsi entravé le modèle européen en imposant ses paramètres, et promu le modèle russe en consolidant aux confins de l’Europe une volonté de préserver les intérêts du Kremlin. Il s’agirait là avant tout d’une victoire politique du Kremlin sur l’UE après celles, militaires, de 2019 et 2020 contre l’OTAN.
Le Monde, 4 octobre 2022, Marc Pierini, Photo/Kirill Kudryavtsev/AFP