Manifestations en Turquie. Interview avec Yohanan Benhaïm:«Malgré la répression, la mobilisation spontanée dure»/Hala Kodmani/LIBERATION

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Une semaine après l’arrestation du maire d’Istanbul, les mouvements de contestation continuent dans le pays, en dépit des interpellations massives du pouvoir. Il s’agit d’une crise politique inédite selon Yohanan Benhaïm, chercheur à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul.

LIBÉRATION, le 27 mars, 2025

La contestation ne faiblit pas en Turquie depuis l’arrestation, le mercredi 19 mars, de la principale figure de l’opposition à Erdogan, le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu. Selon Yohanan Benhaïm, chercheur à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul (IFEA), il s’agit d’une mobilisation inédite qui augure un long bras de fer entre Erdogan, porté par un contexte international qui lui est favorable, et l’opposition, qui surfe sur la grave crise économique pour alimenter les manifestations.

Comment voyez-vous l’évolution de la contestation qui se poursuit depuis l’arrestation du maire d’Istanbul malgré la répression et les arrestations ?

On a une mobilisation qui était surtout encadrée par le principal parti d’opposition, le CHP [le Parti républicain du peuple, ndlr], du maire d’Istanbul incarcéré, qui a organisé des grands meetings sur la place de la mairie d’Istanbul depuis le 19 mars. Elle prend de l’ampleur et se diversifie dans ses modes opératoires avec deux dynamiques à l’œuvre. D’abord, côté CHP, on a eu une véritable démonstration de force avec la capacité à mobiliser 15 millions d’électeurs pour la candidature d’Ekrem Imamoglu, lors d’une élection organisée dimanche où il était seul candidat. Le parti kémaliste propose aussi de nouvelles formes de mobilisation avec la mise en place d’un boycott contre les entreprises proches du pouvoir.

Ensuite, côté étudiants, on a notamment les campus qui sont extrêmement mobilisés à Istanbul, mais aussi ailleurs. A Ankara, de grandes universités se retrouvent dans des cortèges unitaires, toutes tendances confondues. On voit aussi une grande inventivité, une grande créativité des mobilisations. Le CHP reste le chef d’orchestre mais il est dépassé par sa base parce qu’il ne peut pas tout faire, et il encourage d’ailleurs la population à se mobiliser.

La répression et les arrestations ne dissuadent pas la mobilisation ?

La répression ne semble pas pour l’instant beaucoup impressionner la contestation. On a deux types de répression : la première est l’évacuation des places occupées à la fin des rassemblements et qui peut se faire de manière violente. C’est le cas chaque soir. La seconde se déroule au petit matin : les manifestants sont arrêtés chez eux grâce à l’usage de la vidéo et de la reconnaissance faciale. D’où la pratique de se couvrir le visage avec des cagoules pour ne pas être reconnu, qui rappelle celles pendant Gezi [mouvement de protestation contre Erdogan en 2013], ou des supporters de foot. Ce sont surtout les plus jeunes, les lycéens, les étudiants ou les manifestants en première ligne qui se cachent le visage.

La répression est cependant massive, on parle de plus de 1 400 arrestations dans toute la Turquie, dont beaucoup ont été libérés, et des députés du CHP font état de torture en prison. C’est d’ailleurs l’une des surprises de ces mobilisations massives : malgré la répression de ces dernières années et alors qu’il n’y a pas eu de mouvements de cette ampleur depuis longtemps, on observe une mobilisation spontanée et qui dure.

Peut-on craindre une escalade compte tenu de cette mobilisation et de la détermination d’Erdogan de ne rien céder ?

C’est extrêmement difficile de le dire à ce stade. Ce qu’on voit, c’est que des deux côtés, on a des adversaires qui sont prêts à tenir sur le long terme. Il y a d’un côté une relative retenue des forces de l’ordre qui font le choix d’accompagner parfois les manifestations improvisées, même si la répression est importante. Et puis de l’autre, une volonté de contrôle de la contestation de la part du CHP – trop du point de vue de certains manifestants plus radicaux –, pour éviter les arrestations et d’être taxés de fauteurs de troubles.

Mais pourquoi finalement Erdogan a-t-il choisi de déclencher cette crise en ce moment ?

Il a vu certainement un contexte international qui joue en sa faveur à double titre. D’abord, le fait d’une présidence Trump qui est moins regardante sur la question des libertés démocratiques et soucieuse de garder de bonnes relations avec Erdogan, alors que les relations avec l’administration Biden étaient plutôt froides. Puis avec la nouvelle donne géopolitique dans le cadre de l’alignement américain sur la Russie, les Européens sont de plus en plus enclins à chercher le soutien de la Turquie sur la crise ukrainienne. La Turquie sait qu’elle ne va pas faire face à des pressions diplomatiques importantes, ni côté européen, ni côté américain.

Par ailleurs, sur le plan national, l’arrestation d’Ekrem Imamoglu intervient alors que le CHP avait prévu de le désigner comme candidat à l’élection présidentielle dimanche pour augmenter le coût politique de telles poursuites pour le pouvoir. En fait, c’est ce qui a au contraire poussé le pouvoir à accélérer ses attaques pour qu’il soit arrêté avant. Enfin, je pense que le pouvoir compte tirer profit du fait qu’il est engagé dans des discussions avec le mouvement kurde sur la fin de la guerre avec le PKK pour tabler sur une absence de mobilisation des électeurs kurdes, et même pour venir renforcer les divisions au sein de l’opposition.

Justement, comment l’accord récent avec les Kurdes du PKK influe sur la mobilisation, des Kurdes notamment ?

Le parti pro-kurde le DEM a marqué une solidarité avec le mouvement de contestation. Un rapprochement entre les deux oppositions, kurde et kémaliste, s’est fait grâce à l’élection d’Imamoglu en 2019 à la mairie d’Istanbul. Depuis, cette alliance est effective, que ce soit pour des scrutins locaux ou nationaux, et a montré son efficacité lors des dernières élections municipales de 2024. C’est cette alliance officieuse, notamment au niveau municipal, qui a été ciblée par le pouvoir puisque l’un des premiers chefs d’accusation – finalement non retenu – contre le maire a été le «terrorisme».

Le pouvoir tente donc de criminaliser cette alliance entre mouvement kurde et parti kémaliste qui, pour lui, symbolise un risque politique fort avec une potentielle victoire de l’opposition à la présidentielle. La convergence des électorats est symbolisée par la candidature d’Imamoglu qui est extrêmement populaire au sein de l’électorat kurde. Cependant, dans les manifestations, le DEM ne participe pas en tant que parti, et le caractère très nationaliste des participants et des slogans chantés peut limiter la participation effective des citoyens kurdes.

La crise politique actuelle peut-elle encore aggraver la crise économique en Turquie ?

Il pourrait y avoir un impact à terme sur la situation économique. La banque centrale pour l’instant fait beaucoup d’efforts pour maintenir le niveau de la livre turque en vendant près de 25 milliards de devises étrangères, ce qui est énorme. Par ailleurs certains indicateurs commencent à passer au rouge puisque les marchés ont été très réactifs à ce qui se passait, avec un risque d’effrayer les investisseurs.

Même s’il est probable que la dévaluation de la livre continue, avec des conséquences sur l’économie, il est difficile de savoir comment la situation va évoluer. Comme la crise économique préexiste aux mobilisations, le pouvoir restera vu comme responsable de la crise actuelle et il lui sera difficile de faire porter la responsabilité d’une dégradation à l’opposition. Celle-ci contribue au contraire à la mobilisation parce qu’il y a un rétrécissement des horizons d’attente et une perte d’espoir au sein de la jeunesse. Cela explique aussi son ampleur, notamment chez les étudiants. Une grande partie des jeunes qualifiés quittent le pays quand ils en ont les moyens pour faire des études ou pour travailler à l’étranger. Ce qui n’était pas du tout le cas il y a dix ans. Donc ce n’est pas un hasard si c’est cette jeunesse qu’on retrouve dans les cortèges.

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