Le Monde, Février 20, 2021, Marie Jégo (article)
Vingt et un enseignants français de cette université francophone d’Istanbul sont sans permis de travail après la décision d’Ankara de leur imposer, sans délai, de maîtriser la langue turque pour continuer à enseigner.
Les enseignants français de l’université Galatasaray, à Istanbul, ont le moral en berne. Leur mission, donner des cours à des étudiants turcs francophones dans cet établissement public de prestige, née d’un accord signé en 1992 entre la France et la Turquie, s’avère, depuis peu, singulièrement compliquée.
Tout a commencé à la rentrée scolaire 2020. Le rectorat leur demande alors, sans en expliquer la raison, de passer un examen de langue turque. La demande émane du Conseil de l’enseignement supérieur (YÖK), une institution placée sous l’autorité directe du président, Recep Tayyip Erdogan.
A Galatasaray, fleuron de la coopération universitaire franco-turque, les cours ont toujours eu lieu pour moitié en français, pour moitié en turc. Qu’Ankara exige que les professeurs français, qui enseignent en français au sein d’un établissement francophone, maîtrisent le turc, pourquoi pas ? « On peut comprendre, mais, dans notre cas, tout s’est déroulé de façon arbitraire, rien n’a été clairement énoncé. D’ailleurs, le YÖK n’a pas publié de circulaire à ce sujet », explique un enseignant soucieux d’anonymat.
« Que vont devenir nos étudiants ? »
La situation s’est envenimée en décembre, au moment du renouvellement annuel de leur permis de travail, qui vaut permis de séjour. La procédure traîne en longueur. Les professeurs, vingt-sept au total, ont fini par apprendre de façon informelle que seuls ceux qui maîtrisent parfaitement le turc recevraient leur permis de travail. Six permis ont finalement été attribués aux lauréats de l’examen de turc, de niveau B2.
Vingt et un professeurs sont donc actuellement sans permis, ce qui fait d’eux des illégaux, susceptibles d’être expulsés à tout moment, en butte à mille difficultés. Impossible pour eux d’envisager de quitter la Turquie, sans avoir à payer une lourde pénalité financière, ou, pire encore, sans risquer l’interdiction de séjour. Les plus mal lotis sont les derniers arrivés à l’université. Privés de permis, ils n’ont pas de numéro de résident, le sésame administratif turc. Pas question pour eux d’ouvrir un compte bancaire, d’acheter une carte SIM, de circuler dans les transports, de faire leurs courses dans un centre commercial.
Le second semestre s’annonce difficile. « Que vont devenir nos étudiants ? Si la situation perdure, les examens prévus ne pourront pas avoir lieu. On laisse tomber ces jeunes, c’est vraiment triste », déplore un autre professeur. A cause de l’épidémie de Covid-19, les cours ont lieu en ligne. Enseigner en présentiel ou faire passer des examens leur est interdit. « La direction de l’université nous a expliqué que nous serions accueillis par la police si nous nous présentions à l’université », explique-t-il.
La police, il est vrai, est devenue une habituée des campus, surtout à l’université du Bosphore − Bogaziçi en turc −, à Istanbul, où elle a été déployée en masse ces dernières semaines. Des tireurs d’élite ont été vus en position sur les toits des bâtiments, pour contrer le mouvement de contestation des étudiants, mécontents de la nomination, jugée non démocratique, d’un nouveau recteur.
Riposte
« Dans l’esprit d’Erdogan et de ses partisans, des établissements tels que Bogaziçi [anglophone] et Galatasaray [francophone] doivent se conformer aux normes locales. Cela fait partie de la guerre culturelle menée ouvertement par les islamo-conservateurs depuis plus de dix ans », estime l’économiste Ahmet Insel, professeur émérite à l’université Galatasaray.
Victimes collatérales d’une guerre culturelle qui les dépasse, les universitaires français se sentent comme des « pions », ballottés au gré des tensions diplomatiques entre Paris et Ankara. Ils se sentent « visés en tant que Français ». Ils ne sont pas les seuls. Des universitaires français qui enseignent la langue de Molière à l’université du Bosphore et à celle de Marmara, également à Istanbul, n’ont pas non plus reçu leur permis de travail.
En réalité, ces mesures de rétorsion sont la riposte des autorités turques à la réforme, en France, de l’enseignement de langue et de culture d’origine, voulue par le président Emmanuel Macron, dans le cadre de sa lutte contre le communautarisme. Créé dans les années 1970, ce programme impliquait neuf pays, dont la Turquie, qui envoyaient leurs enseignants dans les écoles et les lycées français. Avec l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions, ils vont devoir se soumettre à un examen de langue française, de niveau B2.
Dans le cadre de la lutte contre l’islam radical, la France a également décidé de mettre fin à la pratique des imams détachés par les pays d’origine. Cela concerne 150 imams turcs officiant sur le sol français. Irrité par ces décisions venant contrarier sa stratégie de contrôle de la diaspora, le président Erdogan est bien décidé à appliquer la loi du talion. A ceci près que les autorités françaises ont donné le temps nécessaire au personnel turc pour s’adapter à la réforme, tandis que les autorités turques privilégient les méthodes arbitraires.
Les professeurs français de Galatasaray ne savent plus à quel saint se vouer. « Nous ne nous sentons pas très soutenus », ont-ils confié au Monde après une réunion, lundi 15 février, à Istanbul, avec l’ambassadeur de France, Hervé Magro. De leur côté, les diplomates français sont perplexes. Quand ils mettent en avant l’acte fondateur de Galatasaray, le texte signé en 1992 entre le président français, François Mitterrand, et son homologue turc, Turgut Özal, leurs interlocuteurs turcs répondent que celui-ci est désormais « caduc ».
Marie Jégo est une journaliste française. Elle est la correspondante du Monde à Moscou depuis 1991, avec une pause entre 1995 et 2005, lorsqu’elle alternait séjours à Paris et reportages dans l’ex-Union soviétique. Auparavant, elle a fait des études de russe, de chinois et de journalisme.
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