L’Université de Bogaziçi est-elle une exception ?
“Dans le contexte de chape de plomb propre à étouffer toute velléité de lutte sociale en Turquie, la semaine écoulée a vu se mobiliser avec bravoure et jubilation les étudiants de l’université la plus prestigieuse de Turquie, l’Université de Bogaziçi. Les réseaux sociaux regorgent d’images de jeunes gens dansant, chantant leur opposition et leur colère sur le magnifique campus surplombant le Bosphore. Ils ne veulent pas du président nommé par le chef d’Etat M. Erdogan qui est en même temps chef du parti au pouvoir. La personnalité que celui-ci a désigné pour présider aux destinées de Bogaziçi est un membre de son parti et plusieurs fois candidat malheureux à la députation. Universitaire médiocre, il n’a jamais professé dans cette université.
Cet établissement représente tout ce qu’Erdogan déteste, les élites occidentalisées, laïques, polyglottes et que renforcent leurs liens avec les États-Unis. La journaliste Mehves Evin qui en est diplômée témoigne de la qualité de la formation en termes laudateurs : « Le campus lui-même me semblait être un pays différent, un paradis, surtout à l’époque. Les professeurs étaient superbes et les étudiants étudiaient l’anglais jusqu’à le parler couramment, ce qui était peut-être la plus grande force de Boğaziçi. Les clubs sportifs, artistiques et sociaux étaient les meilleurs du pays. Quel que soit le département dont vous aviez fait partie, cela a toujours été un grand privilège d’être diplômé de l’université Boğaziçi ». Créé en 1863 Bogaziçi est la plus ancienne université américaine fondée hors des Etats-Unis. Elle devint établissement public turc à partir de 1971 tout en gardant des liens pérennes avec le pays de ses fondateurs.
Certes en nommant un membre de son parti à la tête de ce joyau de l’enseignement supérieur Erdogan met en œuvre sa capacité à le soumettre et à utiliser ses atouts selon ses visées. Cependant Bogaziçi n’est pas une exception. Depuis 2016 un décret-loi a institué la nouvelle procédure, c’est désormais le chef de l’État qui nomme purement et simplement les présidents d’universités. Selon l’ancien protocole les membres de l’université, principalement les enseignants, élisaient six candidats parmi leurs pairs. La Haute Autorité de l’Enseignement (YÖK) en éliminait trois et présentait la liste des trois candidats restants parmi lesquels le chef de l’État faisait son choix. C’est depuis la pétition des universitaires (janvier 2016) « Nous ne serons pas complices de ces crimes » (portant sur les violences exercées dans le sud-est anatolien) que l’ire d’Erdogan s’est abattue sur les universitaires. Le harcèlement de quelques 2000 pétitionnaires s’est déployé par vagues successives, licenciant, interdisant à vie le fonctionnariat pour certains, supprimant leur passeport, restreignant leurs possibilités de publication et de recherche, condamnant à la mort sociale des centaines d’entre-eux. Les étudiants qui manifestaient en leur faveur ont été violemment molestés, incarcérés. Si les présidents de Bogaziçi, ceux de l’université Galatasaray et de Mimar Sinan n’ont pas entamé des poursuites judiciaires contre les signataires de leur établissement respectif, cependant l’ensemble de l’université turque enseignants et administratifs compris, ne s’est pas mobilisé pour défendre les droits des signataires et la liberté d’expression dans les enceintes de l’enseignement supérieur. Et Bogaziçi n’a pas fait exception en la matière.
Lire aussi: N.Seni “Université et Pouvoir Politique en Turquie”, Hérodote, no.168(2018), pp.79-89
Ces conditions n’ont pas contribué à élever la qualité de l’université turque et son rang dans les classifications internationales. Dans un rapport de recherche sur les présidents des universités intitulé Academic (dis)qualification of Turkish rectors, publié dans la revue Higher Education en mai 2020 le professeur Engin Karadag (Univ. Akdeniz) précise qu’un quart des présidents d’université en Turquie ne possèdent aucune publication et que 50% n’ont publié que quatre ou cinq articles. Ils sont choisis assez fréquemment parmi les diplômés en médecine (21.8%), parmi les ingénieurs (18%) et les enseignants issus de facultés de théologie (10%). Aujourd’hui un président d’université sur 37 est un théologien alors qu’il y a dix ans aucun théologien ne figurait parmi les recteurs des universités turques. Pire, un décret-loi de 2018 supprime la condition d’avoir exercé au moins trois ans le métier de professeur pour être candidat à la présidence d’une université.
On peut s’attendre à ce que la soumission des universités au pouvoir d’un président turc tout puissant s’accompagne inévitablement d’une dégradation de l’enseignement supérieur.”
Nora Seni Institut français de géopolitique, Université Paris 8Lire aussi:
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