A l’aube du nouveau mandat du président Erdogan, les Européens font face à un dilemme à l’égard de la Turquie, entre coopération dans les domaines sécuritaires et dénonciation des dérives autoritaires, estime le politiste Nicolas Manceau, dans une tribune au « Monde » du 31 mai 2023.
Déjouant tous les pronostics d’avant le premier tour, la réélection du président sortant, Recep Tayyip Erdogan, dimanche 28 mai, au terme d’une campagne marquée par une poussée spectaculaire du vote nationaliste, représente un nouveau défi pour les chancelleries européennes, alors qu’elles attendaient, sinon espéraient, la victoire du candidat de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu, davantage favorable à une reprise du dialogue avec l’Union européenne (UE).
Cette nouvelle victoire électorale du président sortant et celle de son parti, l’AKP, lors des élections législatives remettent en lumière le dilemme des Européens face à la Turquie, entre exigence de dénonciation et nécessité de coopération. Depuis le début de la guerre en Syrie, en 2011, entraînant une crise migratoire en Europe sans précédent depuis la seconde guerre mondiale avec l’afflux de milliers de réfugiés, l’UE a été contrainte de repenser ses relations avec le régime d’Ankara.
De pays candidat à l’adhésion à l’UE marginalisé, voire quasiment ignoré, la Turquie s’est imposée comme un interlocuteur incontournable pour l’UE afin de gérer la crise migratoire et de lutter contre le terrorisme international. Contraints de discuter avec un partenaire dont ils avaient jusque-là régulièrement dénoncé les atteintes aux droits humains et les dérives autoritaires, les Européens se sont retrouvés face à leurs propres contradictions : fallait-il renoncer aux critères de Copenhague (dont le respect des droits humains et des minorités) et les sacrifier sur l’autel de la crise migratoire ?
Politique étrangère agressive
Ces interrogations se sont renforcées en Europe à la suite de plusieurs événements majeurs en Turquie : le coup d’Etat militaire avorté de juillet 2016, entraînant une forte répression politique, avec l’instauration de l’état d’urgence ; la présidentialisation du régime turc, après la réforme de la Constitution approuvée par référendum en avril 2017, entraînant une concentration des pouvoirs dans les mains du président. La politique étrangère turque, jugée interventionniste, sinon agressive, sur plusieurs dossiers (Syrie, Méditerranée orientale, Libye, Caucase), a sonné le glas de la poursuite des négociations d’adhésion, « au point mort » depuis 2018, selon le Conseil européen.
A la lumière des résultats des élections présidentielle et législatives turques, quelles sont désormais les perspectives pour l’UE ? Le dilemme des Européens se concentre aujourd’hui sur trois enjeux fondamentaux (sécuritaire, migratoire et énergétique) pour lesquels la Turquie s’affirmera toujours comme un partenaire incontournable dans les années à venir. L’enjeu de la défense européenne en premier lieu.
L’avenir de la défense européenne passe en effet par la Turquie, à travers son rôle au sein de l’OTAN, comme en témoigne le blocage turc de l’adhésion de la Suède depuis une année. La tenue du sommet de l’OTAN à Vilnius, en juillet, confirmera si la Turquie a toujours intérêt à maintenir cette position de blocage susceptible de renforcer les tensions avec ses alliés occidentaux et d’aggraver la crise économique du pays.
Parmi les autres évolutions qui influeront sur la défense européenne, la poursuite ou non de la coopération militaire de la Turquie avec la Russie et le développement de l’industrie de défense turque, dont les drones Bayraktar ont contribué à la défense de l’Ukraine. Depuis le début de la guerre des Russes contre l’Ukraine, en février 2022, la Turquie joue – et continuera à jouer – un rôle important dans le retour de la paix en Europe, à travers la position d’équilibriste qu’elle a adoptée en dialoguant avec les deux belligérants et la puissance de médiation qu’elle entend exercer, à travers notamment son rôle dans l’accord céréalier de juin 2022, sous l’égide de l’ONU, qui a permis d’éviter une crise alimentaire mondiale.
Enjeu énergétique
L’enjeu migratoire, ensuite, est majeur dans un contexte national turc marqué par l’accueil de près de 4 millions de réfugiés syriens sur le territoire et par une crispation sociale de plus en plus forte face à leur présence. Même si le renvoi de ces réfugiés dans leur pays a occupé une large place dans la campagne électorale, avec des accents parfois xénophobes, en particulier durant l’entre-deux-tours, avec les positions radicales tenues par le candidat Kiliçdaroglu et plusieurs partis nationalistes, leur présence en Turquie risque de se prolonger un temps encore indéfini, en l’absence notamment de conditions de retour sécurisées dans leur pays.
Dans ce contexte, la Turquie continuera à jouer un rôle majeur dans la sécurité migratoire de l’Europe, en particulier avec l’accord UE-Turquie sur les réfugiés, conclu en 2016 et qui prévoyait le maintien des réfugiés sur le territoire turc contre diverses garanties – notamment financières – européennes. Le prolongement de cet accord, essentiel pour l’UE, sera sans doute âprement négocié et montrera si le président turc recourt au « chantage migratoire » contre les Européens pour obtenir de nouvelles conditions.
Enfin, l’enjeu énergétique sera déterminant dans les relations turco-européennes, avec le rôle vital de la Turquie, selon la Commission européenne, dans la sécurité énergétique de l’UE. Ce rôle, mis en lumière depuis le début du conflit en Ukraine, qui a entraîné l’arrêt des livraisons d’hydrocarbures russes à l’Europe, deviendra encore plus central dans les années à venir, avec la nécessité de diversifier les voies et les sources d’approvisionnement de l’Europe.
L’UE entre dans une nouvelle phase d’incertitude avec son partenaire turc. A l’aube du nouveau mandat du président Erdogan, l’UE devrait sans doute clarifier ses positions ambivalentes avec la Turquie, entre coopération et dénonciation. Plus réalistement, elle sera sans doute contrainte de composer, en reléguant au second plan certaines de ses valeurs. Le dilemme des Européens risque de perdurer longtemps.
Nicolas Monceau est maître de conférences en science politique, directeur adjoint du Centre Montesquieu de recherches politiques et coresponsable du master sécurité globale.
Nicolas Manceau, dans une tribune au « Monde » du 31 mai 2023.