Le Monde, 22.9.2020 par Marc Pierini – Ancien ambassadeur de l’Union européenne en Turquie
Rappel des principes, « déconfliction » militaire sous l’égide de l’OTAN, volonté de faciliter un dialogue gréco-turc sont les meilleurs moyens de ramener le calme en Méditerranée orientale, estime l’ancien diplomate Marc Pierini.
Les 24 et 25 septembre, à Bruxelles, le Conseil européen examinera les tensions aux confins de l’Europe : répression en Biélorussie, affaire Alexeï Navalny et ses répercussions sur les relations avec la Russie, effervescence en Méditerranée orientale. Avec, en arrière-plan de cet agenda préoccupant, la défense antimissile de l’OTAN, la Libye, la Syrie la Chine, et l’élection américaine du 3 novembre.
Après des années de patient démantèlement de l’Etat de droit, la Turquie obéit désormais à une gouvernance autocratique : élimination des médias libres, répression de la société civile, politisation de la justice, et purges parmi les adeptes du mouvement Gülen (allié politique de l’AKP, la formation présidentielle, entre 2002 et 2013). Pour autant, le président Recep Tayyip Erdogan n’aborde pas le centenaire de la République, en 2023, auréolé de succès. L’économie est au bord du gouffre, et les sondages montrent de sérieuses difficultés pour l’alliance islamo-nationaliste entre l’AKP et le Parti d’action nationaliste (MHP). Masquer ces échecs est donc essentiel pour Ankara.
Frontières maritimes
C’est précisément dans ce contexte morose que le thème des frontières maritimes est apparu comme l’instrument idéal d’un rassemblement national salvateur : le litige avec la Grèce et Chypre est ancien et multiforme ; les découvertes récentes de gaz au large de l’Egypte, d’Israël et de Chypre illustrent l’injustice faite à la Turquie ; et un Forum du gaz de la Méditerranée orientale a été créé entre Chypre, l’Egypte, la Grèce, Israël, l’Italie, la Jordanie et la Palestine pour envisager, sans la Turquie, une exploitation concertée des ressources et la construction d’un gazoduc sous-marin vers l’Europe du Sud.
Vécue comme un remake de la reconstitution du territoire national par Mustafa Kemal entre 1920 (traité de Sèvres) et 1923 (traité de Lausanne), la conquête de cette nouvelle frontière maritime et gazière s’est donc organisée autour d’un accord avec la Libye sur une zone commune (novembre 2019), d’une vaste campagne de recherche et de forage dans les eaux grecques et chypriotes appuyée par des moyens militaires considérables, et d’un formidable effort médiatique alliant réseaux sociaux et communiqués outrés de la diplomatie turque. Amplifiée par une généreuse dose d’hubris politique, la tactique d’Ankara a effectivement rassemblé les énergies dans le pays, au moins en première analyse.
Pour autant, cette vague de ferveur nationaliste a occulté une réalité simple : la Turquie se retrouve diplomatiquement isolée, non seulement vis-à-vis de l’Union européenne, mais aussi des Etats-Unis, de la Ligue arabe et d’Israël. De surcroît, Ankara a sous-estimé la puissance des principes de l’UE : solidarité interne, bonnes relations de voisinage, résolution pacifique des différends.
Dans un tel climat guerrier, qui va vouloir apporter à la Turquie capitaux, investissements et technologie dont elle a fondamentalement besoin ?
Les conséquences de politiques délibérément disruptives étaient pourtant connues : exclusion de la Turquie du programme américain d’avion furtif F-35 pour cause de déploiement de missiles russes S-400, gel d’un investissement majeur de Volkswagen en raison des opérations militaires en Syrie du Nord-Est, baisse historique de la notation de l’agence américaine Moody’s, ou encore réactions européennes à l’assaut paramilitaire (déguisé en exode de réfugiés) lancé sur la frontière terrestre avec la Grèce en février 2020.
Ces réactions illustrent à quel point la Turquie s’est déjà infligée des sanctions massives, bien plus dommageables que toute éventuelle sanction officielle de l’UE. Dans un tel climat guerrier, qui va vouloir lui apporter capitaux à court terme, investissements directs et technologie dont elle a fondamentalement besoin ?
Face à un pouvoir turc confiant en sa capacité de diviser l’UE, le Conseil européen a donc une lourde tâche. Que choisir entre principes, actions possibles, et fausses pistes ?
Le rappel des principes sera inévitablement le pivot de la position européenne : l’agression militaire ou verbale entre alliés est inacceptable et l’intrusion militaire appelle une solidarité sans faille entre Européens. Cela a été dit et sera redit avec force. De même, il sera redit que le dialogue est souhaité mais qu’il est totalement exclu sous la menace, qu’elle soit physique ou verbale.
Riposte graduée
Quant aux actions, le Conseil européen examinera une première liste d’options ouvrant la voie à une riposte graduée en cas de renouvellement des agressions. Des sanctions peuvent continuer à toucher personnes et organismes impliqués dans la prospection et les forages gaziers. Elles peuvent aussi s’étendre à d’autres domaines, comme la suspension de concessions commerciales unilatérales, ou, hypothèse extrême, à l’exportation d’ingénierie et de matériel européens destinés aux moyens militaires (existants ou en construction) de la Turquie. Certains évoqueront aussi le retrait du statut de candidat à l’adhésion dont bénéficie toujours officiellement Ankara.
Les fausses pistes sont nombreuses et constituent autant de pièges. Une conférence internationale sur la Méditerranée ne ferait que fournir une tribune à de nouvelles envolées lyriques du ministre turc des affaires étrangères sans fournir un chemin vers un dialogue réel. De même, des visites à haut niveau serviraient à Ankara à illustrer que, comme en 2015-2016, les Européens sont venus à genoux. Quant à une médiation européenne ou allemande, c’est là une illusion, puisque la diplomatie turque y a déjà mis une condition majeure (« l’impartialité ») qui revient à neutraliser par avance les éventuels médiateurs.
Rappel des principes, « déconfliction » militaire sous l’égide de l’OTAN, préparation de sanctions, volonté de faciliter un dialogue bilatéral direct entre Grèce et Turquie et distanciation diplomatique sont donc les meilleurs moyens de ramener le calme dans la Méditerranée orientale.
Mesurer l’appétit d’Ankara pour un compromis
A supposer que des délégations grecque et turque parviennent à s’asseoir autour d’une table, il faudra alors mesurer l’appétit d’Ankara pour un compromis. En d’autres termes, le risque économique et politique élevé auquel est aujourd’hui exposé le leadership turc en interne peut-il le porter à accepter un compromis en externe, au risque d’obtenir bien moins que ses demandes maximalistes sur les eaux méditerranéennes ? Ou, au contraire, la volonté d’apparaître aux prochaines élections (si elles ont lieu) comme le sauveur d’une nation attaquée de toutes parts ne le portera-t-il pas à une surenchère sans fin ?
L’ADN de l’Union portera cette dernière à privilégier un cheminement diplomatique classique. Il faut convaincre la Turquie des conséquences désastreuses d’une tactique de disruption permanente.
Marc Pierini est chercheur invité au centre de réflexion bruxellois Carnegie Europe, à Bruxelles, et ancien ambassadeur de l’Union européenne en Turquie (2006-2011).
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