Editeur en chef de la plateforme en ligne Medyascope Ruşen Çakır s’est entretenu avec François Georgeon, historien de l’Empire ottoman et de la Turquie, à propos de son nouveau livre « Au pays du raki : Le vin et l’alcool de l’Empire ottoman à la Turquie d’Erdoğan » qui vient d’être traduit et publié en Turquie. L’entretien est en français. Sous-titres de Haldun Bayrı.
RUŞEN ÇAKIR: Bonjour, aujourd’hui M. le Prof. François Georgeon est notre invité. On va parler de son nouveau livre: Au pays du rakı. Le vin et l’alcool depuis l’Empire ottoman à la Turquie d’Erdoğan (Paris, CNRS Éditions). Je vais te tutoyer François, parce qu’on se connaît depuis peut-être quarante ans. D’abord, félicitations pour le livre, parce que c’était vraiment une belle surprise pour moi. Je l’ai vu il y a deux jours, et tout de suite j’ai arrangé cet entretien avec toi.
FRANÇOIS GEORGEON: Merci.
RUŞEN ÇAKIR: Je savais déjà que tu t’intéressais bien à la vie quotidienne, soit pendant l’Empire ottoman, mais aussi pendant la Turquie contemporaine. Tu avais déjà écrit sur le café. Mais c’est très provocant de voir un livre intitulé Rakının Ülkesinde, ou bien Au pays du rakı. Peut-être ça pourrait être traduit comme “Rakının Gölgesinde”, “A l’ombre du rakı”. Alors, ce que je voudrais te demander d’abord: Pourquoi ce livre?
FRANÇOIS GEORGEON: Je dirais pour deux raisons, ou trois raisons. Ça fait longtemps que je m’intéresse à ce qu’on peut appeler “la question des sociabilités dans l’Empire ottoman”. C’est-à-dire aux moments et aux occasions pendant lesquels les gens se retrouvent ensemble, où ils constituent un public en quelque sorte, et qui transcendent aussi les différentes communautés –c’est-à-dire où on peut se retrouver les Musulmans et les Non-Musulmans– donc je m’étais intéressé à ça. Et c’est pour ça, comme tu l’as dit, qu’il y a quelques années, j’avais travaillé sur les cafés, c’est-à-dire les lieux de rencontre. L’alcool, c’est un élément qui fait rencontrer des gens, parce qu’on ne boit pas seul généralement dans l’Empire ottoman, mais on boit ensemble, dans des lieux qui s’appellent les meyhanées. Donc c’était pour les sociabilités. Mais il y avait une autre raison aussi, c’est que je m’intéresse à ce qu’on peut appeler la transgression; c’est-à-dire comment est-ce que les règles, les lois sont dépassées par des gens. Nous avons un anthropologue en France qui a écrit un livre très intéressant qui s’appelle L’Amour de la loi. Essai sur la normativité dans l’Islam (Mohammed Benkheira, PUF, 1997). Alors il y a un amour de la loi, mais il y a aussi un plaisir de transgresser la loi, de la dépasser. Et c’est ça qui m’intéressait. Il y a quelques années, j’ai publié un livre sur le Ramadan (Le mois le plus long. Ramadan à Istanbul de l’Empire ottoman à la Turquie contemporaine, CNRS Éditions, 2017), qui a d’ailleurs été traduit également en turc (Osmanlıdan Cumhuriyete İstanbul’da Ramazan, çev.: Alp Tümertekin, Türkiye İş Bankası Kültür Yay., 2018). C’était aussi un intérêt à la fois pour les sociabilités, parce que le Ramadan est un mois pendant lesquels les gens se regroupent, ils forment une sorte de collectivité, un groupe, et d’autre part, parce qu’il y avait aussi le problème de la transgression; c’est-à-dire ceux qui par exemple ne jeûnent pas pendant le Ramadan, donc ils transgressent la loi islamique. Eh bien, de même, bien que ce soit bien sûr tout à fait différent, dans la question de l’alcool aussi il y a cette question de trangression. Puis il y a une question peut être un peu plus personnelle, c’est que quand j’ai habité Istanbul pendant les années 70, qui étaient très troublées comme tu le sais bien, la grande distraction, le grand loisir qu’il y avait, c’était des soirées entre amis, ces soirées autour d’un verre de rakı, qui duraient très longtemps, qui étaient avec tout un rituel, les mezzés, la conversation, éventuellement les gens se mettaient à chanter, à danser… Et c’était une forme de sociabilité qui était assez différente pour moi de ce que je connaissais en France, où d’abord c’est plutôt le vin, et c’était assez différent. Donc ça m’intéressait, depuis longtemps j’accumulais de la documentation sur l’histoire de l’alcool, et puis il y a cette paradoxe: on a dit qu’effectivement le rakı était la boisson nationale en Turquie — un pays qui est quand-même majoritairement composé d’une population musulmane. Donc tout ça était très intéressant et très intriguant. Il fallait essayer de creuser tout cela. Et effectivement j’ai accumulé une bonne documentation, et puis, avec la retraite, eh bien je me suis dit qu’il fallait l’utiliser. Voilà comment ce livre est né. Voilà.
RUŞEN ÇAKIR: Tu parlais d’un deuxième point: l’Islam et l’alcool. Quand on lit le livre, on voit bien l’aventure de ces deux éléments: l’Islam et l’alcool ne sont pas compatibles. La Turquie ou l’Empire ottoman est un territoire largement musulman, mais l’alcool –soit du vin, soit du rakı ou de la bière– existait toujours. Quelque fois c’est interdit, quelque fois ce n’est pas interdit, mais illégitime. Il y a plein de raisonnements ou d’explications; mais comment tu peux nous décrire cette liaison extraordinaire entre l’Islam et l’alcool dans l’expérience de l’Empire ottoman et de la Turquie contemporaine?
FRANÇOIS GEORGEON: D’abord, la relation entre l’Islam et l’alcool n’a pas commencé avec l’Empire ottoman. Elle commence avec l’Islam même, c’est-à-dire au 7ème siècle, déjà l’Islam est confronté au problème de l’alcool, parce qu’il y a dans les lieux saints, à la Mecque et à Médine, au Hedjaz, il y a des gens qui boivent de l’alcool, soit des Chrétiens et des Juifs, soit des Musulmans qui boivent par exemple du vin de palme (hurma şarabı), il n’y a pas que le vin de raisin. Alors le Coran, il est ambiguë sur la question de l’alcool. Il est ambiguë, parce que ce qu’il condamne en particulier, c’est le hamr, c’est-à-dire le vin. Bien sûr on ne connaissait pas les autres alcools à l’époque. Il n’y avait pas de rakı, il n’y avait pas d’alcool de fruits ou de choses comme ça. Il n’avait pas de distillation. Il y a des alcools ensuite qui sont apparus et qui ne rentrent pas dans la catégorie hamr. Alors, dans un des versets du Coran, il est dit que le vin est quelque chose de bon, c’est-à-dire profitable pour la santé. Et puis il est évident que Mahomet a vu les effets de l’alcool, disons de l’alcoolisme. Et puis finalement il a condamné complètement le vin comme quelque chose de satanique. C’est ce qui est dit dans le Coran. Ensuite, entre les débuts de l’Islam et l’Empire ottoman il y a sept siècles, on passe du 7ème au 14ème siècle, et pendant tous ces siècles évidemment il y a déjà une relation qui se met en place entre l’Islam et alcool, en particulier chez les Persans. Chez les Persans il y a une tradition dans la cour des souverains persans de boire du vin assez largement. Et la poésie classique persane est remplie d’éloges du vin. D’autre part, les Turcs anciens avant l’islamisation utilisaient du vin en Asie centrale, ils le buvaient, ce n’était pas interdit. Puis, il y a un troisième facteur; c’est que l’Empire ottoman s’installe sur les territoires byzantins comme tu le sais. C’est-à-dire au début du 14ème siècle l’Émirat ottoman en Bithynie, c’est-à-dire dans l’angle nord-ouest de l’Anatolie, conquiert les territoires byzantins. Or, Byzance c’est vraiment le pays de la vigne et du vin. C’est-à-dire que le vin joue un rôle très important à la fois dans le culte orthodoxe, dans la religion elle-même, et également dans la vie quotidienne. J’ai fait remarquer dans mon livre aussi que, lorsqu’on regarde une carte, des historiens ont pu faire une carte des extensions des vignobles, de la vigne au 17ème siècle et l’extension de l’Empire ottoman à l’apogée de sa grandeur –lorsqu’il s’étendait de la Hongrie jusqu’à l’Algérie, et puis également la Mer Rouge– eh bien en fait, ces deux cartes correspondent assez bien. Ce qui fait que l’Empire ottoman –comme je l’ai dit dans le livre d’une manière un petit peu provocatrice et paradoxale–, c’est aussi un empire de la vigne. Alors, de la vigne pour consommer le raisin etc., pour faire du pekmez, pour faire des choses comme ça, mais aussi parce que, les Non-Musulmans fort nombreux, surtout les Grecs, mais aussi les Arméniens et d’autres communautés non-musulmanes produisaient du vin, ils avaient le droit dans l’Empire ottoman d’en produire et ils avaient le droit d’en consommer, ils pouvaient en vendre; mais avec évidemment des restrictions, c’est-à-dire normalement ne pas en vendre aux Musulmans. Mais dans la réalité, avec le côtoiement de ces religions différentes, les gens vivaient les uns à côté des autres, il y avait beaucoup d’échanges, inévitablement bien sûr des Musulmans ont adopté l’habitude de boire, qu’ils avaient d’ailleurs donc avant l’Empire ottoman. L’histoire est complexe, elle ne commence pas avec l’Empire ottoman. Il y a déjà une sorte de jurisprudence qui existe entre l’Islam et l’alcool. Et l’Empire ottoman, du fait de deux choses, disons de sa composition ethnique très mélangée, avec beaucoup de Non-Musulmans, et d’autre part d’une certaine souplesse législative, et en particulier le fait qu’en dehors de la charia l’Empire ottoman avait des décrets sultaniens –ce qu’on appelle les kanunnâme– et il avait une législation un petit peu plus souple généralement. Par exemple souvent plutôt que des supplices ou bien des traitements corporels, eh bien, il infligeait des amendes quand des gens étaient pris à boire ou à faire des délits de tel ou tel type. Donc, voilà comment dans quelles conditions historiques apparaît l’alcool, le vin d’abord, et puis ce qu’on appelle la boza, qui est une espèce de bière de millet, ou de céréales, et ensuite le rakı un peu plus tardivement vers le 15ème siècle… Eh bien voilà comment finalement s’est développée une production, un commerce et une consommation assez importante dans cet empire qui était musulman.
RUŞEN ÇAKIR: Je voudrais qu’on ouvre une petite parenthèse pour les derviches. Quand on lit le livre, c’est très frappant de voir que pendant une certaine période de l’Empire ottoman, les deux groupes les plus grands consommateurs de l’alcool sont les janissaires et les derviches. Alors que ce sont des choses tout à fait différentes, mais tous, ils buvaient bien. Et les derviches, ils s’occupent de l’Islam mystique, d’un côté ce sont des derviches musulmans, de l’autre côté ce sont des buveurs. C’est vraiment très frappant, parce qu’on ne voit pas beaucoup dans la Turquie contemporaine, dans le tasavvuf, ou dans le soufisme actuel il n’y a plus d’alcool.
FRANÇOIS GEORGEON: Le vin au départ était adopté par certains confréries, parce que, en fait, il donnait l’ivresse et il mettait dans un état d’extase. Donc en principe le vin permet un accès à l’ivresse, et à l’ivresse de Dieu si tu veux. Mais en réalité, il y a une ambiguïté également là-dedans. C’est-à-dire que entre l’ivresse pour accéder à Dieu et l’ivresse proprement dit, le goût du vin etc.. Finalement une confrérie comme les Bektachis est devenue effectivement une confrérie où, dans les rites, on utilisait du vin. C’était l’objet de plaisanterie. Comme tu sais il y a beaucoup de fıkras sur les Bektachis, où on s’amuse de leur usage du vin. Mais c’était un peu la même chose finalement pour le café. Le café qui ne donne pas vraiment une forme d’ivresse, mais qui maintient en veille, qui empêche le sommeil, et qui a été au départ consommé par des confréries. On le sait très bien, les Soufis aussi ont fait usage du café pour rester éveillé et pour pouvoir plus longtemps se consacrer à Dieu. Donc le vin aussi permet une sorte d’extase, d’ivresse on peut le dire. Donc il a été adopté par certaines confréries. Les janissaires aussi, comme tu dis. C’est intéressant, parce que les Janissaires et les Bektachis sont relativement populaires, proche à la population des esnafs, des artisans, du menu peuple, et d’une certaine façon ils rejoignent un type de consommation qui est celui du bas-peuple, du petit peuple dans les ports, dans des tavernes qui ont été souvent assez malfamés. Donc on rejoint cela. Il y a un autre type de consommation aussi qui est celle des classes supérieures de la société, de l’aristocratie ottomane autour du Palais, où l’on buvait avec alors toute une culture très développée, et il y a sur ce plan-là, on a beaucoup de témoignages selon lesquelles les gens des classes supérieures légitimaient leur consommation en disant: “Nous, nous savons boire. Nous avons la culture pour boire, et donc… En fait ce qui est interdit, c’est l’alcool pour les gens qui ne savent pas boire”. Et on trouve cet argument tout au long de l’Empire ottoman, c’est assez intéressant. Les élites disent: “Nous, nous avons le droit de boire, parce que nous savons boire”. C’est-à-dire: “Nous savons éviter l’ivresse, l’ivrognerie. Tandis que les classes populaires ne savent pas et ont une consommation de l’alcool qui mène à l’ivresse, à l’ivrognerie, au tapage, aux crimes, aux délits, toute sorte de choses…” C’est très intéressant de voir comment il y a une légitimation des élites, en disant: “Mais nous, non, ça ne nous concerne pas. L’interdiction de l’alcool, ce n’est pas pour nous”. Voilà.
RUŞEN ÇAKIR: La grande question, c’est à propos du titre: Au pays du rakı. Mais dans le livre, le rakı est toujours un secret. On ne sait pas la véritable histoire du rakı. On parle du vin et de la boza. Je ne savais pas que la boza était une sorte d’alcool. L’histoire de la boza est très intéressante. Après, le rakı vient, mais on ne sait pas vraiment comment ça se fait. Et le rakı domine l’aire alcoolique de l’Empire ottoman peut-être, mais surtout de la Turquie contemporaine. C’est quoi le secret du rakı? Ça vient d’où? Et comment?
FRANÇOIS GEORGEON: Un mot sur la boza, parce que c’est très intéressant: Il y avait deux types de boza. Une boza alcoolisée, c’est-à-dire légèrement fermentée. Et puis une boza non-alcoolisée. La boza alcoolisée était assez populaire, parce que ce n’était pas chère, l’alcool fermentée est facile à faire, surtout à partir des céréales. La Turquie et l’Empire ottoman est couvert en abondance. En ce qui concerne le rakı, bon, j’ai parlé un peu du mystère du rakı. En réalité moi je ne sais pas, j’avoue très honnêtement que je ne sais pas d’où vient le rakı. J’ai un petit peu l’hypothèse que ce serait venu par les Balkans, mais ce n’est pas du tout quelque chose qui est prouvée. Il faut des procédés de distillation qui étaient très développés en Italie. Mais c’est une hypothèse. En tout cas, dans nos textes qu’on connaît bien, on le voit vers le 15ème siècle. Il reste assez discret jusque vers le début du 19ème siècle. C’est-à-dire d’abord il est plus cher certainement que le vin. La distillation c’est un procédé qui était plus compliquée. La fermentation est un procédé naturel, il suffit de laisser les choses pratiquement. La distillation c’est plus compliquée. L’hypothèse que j’ai fait dans ce livre, c’est que le rakı vraiment ne se développe comme boisson de consommation qu’à partir du 19ème siècle, et en gros à partir des réformes, des Tanzimat, c’est-à-dire les années 1830, la fin du règne de Mahmoud II et le début des Tanzimat, donc à partir de 1839; très rapidement, parce qu’à la fin du 19ème siècle, la revue dont je parle, la Revue Commerciale du Levant, c’est une revue française, qui dit que le rakı est une boisson nationale. Ce qui est tout à fait intéressant, parce que c’est avant la République, avant la Turquie. Comment ça s’est fait? Pourquoi? Je pense d’abord qu’il y a des questions techniques d’alambic sur lequel je n’ai pas du tout trouvé de documentation — sur la modernisation etc.. Il se produit en même temps en Europe, mais je ne sais pas comment elle passe dans l’Empire ottoman. Mais je pense que probablement le facteur le plus important c’est le facteur politique. C’est-à-dire que les nouveaux bureaucrates de l’époque des Tanzimat, ceux qui sont formés avec des matières nouvelles, modernes d’administration etc., dans leur processus de modernisation, ils considèrent aussi que boire de l’alcool, ça fait partie d’être moderne — le mot utilisé à l’époque, c’est “civilisé”. Appartenir à la “medeniyet”, à la civilisation. Mon hypothèse c’est un petit peu que, chez ces bureaucrates des Tanzimat, à la fois il y a un désir de modernité, et en même temps d’identité. Ils veulent rester Ottomans. On le voit d’abord dans les réformes d’habillement. On sait que, à partir de l’époque de Mahmoud II on adopte l’habillement, c’est-à-dire le costume, la rédingote, mais on garde le fez comme couvre-chef national. Eh bien c’est un petit peu ce que j’ai vu comme un parallèle dans le domaine de l’alcool. C’est-à-dire: on se met à boire de l’alcool, parce que c’est moderne etc., c’est une façon d’afficher son identité dans le moderne, et en même temps le rakı est une boisson indigène, locale, autochtone. C’est-à-dire qui est produite et qui est fabriquée dans l’Empire ottoman. Ce n’est pas un alcool importé. Ce n’est pas quelque chose qui vient de l’extérieur, comme la bière, qui se développe au 19ème siècle, et qui est resté pendant assez longtemps comme quelque chose qui vient de l’extérieur. Le rakı, il est vraiment ottoman. Tu vois ce que je veux dire? Et on voit à ce moment-là, la consommation du rakı qui augmente — s’il fallait donner une date plus précise, je dirais c’est à partir des années 1860 en gros que je vois le rakı s’installer dans des meyhanées justement, mais chics, c’est-à-dire pas les meyhanées des ports, des “tripots” comme on dirait en français, où il y avait des évènements pas sympathiques etc., toute une population etc.. Là, au contraire ça devient le lieu de rencontre d’intellectuels, de journalistes –à l’époque, le journalisme est un nouveau métier–, de bureaucrates de la Sublime Porte, dans les ministères etc. ils étaient nombreux. Ensuite il y a les médecins, les avocats, les nouvelles professions libérales. Et toute cette classe moyenne musulmane rejoint un petit peu les Grecs, les Arméniens, les Juifs qui consommaient, eux, du vin –plutôt pour les Grecs par exemple–, mais aussi du rakı etc.. Donc il y a un phénomène de classe, là, qui se produit: de classes moyennes supérieures je dirais, qui adoptent le rakı, et ce qui me paraissait intéressant, ce sur quoi j’ai insisté, c’est que, c’est quelque chose qui se passe bien avant la République. Parce que souvent on dit: “C’est la République”. Mustafa Kemal, on le sait, qui était un bon buveur, amateur de rakı — comme beaucoup de ses contemporains, il n’avait rien de particulier à ce point-là. On dit que c’est avec lui que le rakı s’est développé et tout. Non, en fait, je suis sûr que c’est au moins un demi-siècle avant la République que le rakı se diffuse. Alors bien sûr il y a des gens qui luttent contre, il y a des gens qui ne sont pas d’accord, il y a des oulémas, ensuite il y a des médecins, formés à la médecine moderne, qui ne sont pas d’accord, qui disent: “l’alcool c’est dangereux, l’alcoolisme c’est une maladie nouvelle, il faut lutter contre ça”. Mais malgré tout, on voit bien que même sous un sultan comme Abdulhamid qui essaie un petit peu de restaurer une moralité islamique, on le sait bien, au fond la consommation du rakı parmi les élites urbaines et les classes moyennes urbaines de l’Empire s’est largement développée, et au début du 20ème siècle ça devient quelque chose de…, ce n’est plus… il y a toujours une sorte d’interdit qui pèse, mais en réalité c’est quelque chose qui est pratiquement admis dans la société ottomane.
RUŞEN ÇAKIR: Je voudrais poser après une question sur Atatürk et le rakı, mais avant cela, je voudrais demander l’attitude des sultans vis-à-vis de l’alcool. Il y a des sultans qui sont très fâcheux, qui interdisent, il y a des sultans qui boivent et qui interdisent, il y a des sultans qui boivent et n’interdisent pas. Il y a plusieurs catégories. C’est à cause de quoi ça? Est-ce que ça dépend des conjonctures, ou bien ça dépend des personnalités de ces sultans-là? Comment tu analyses les attitudes différentes des sultans vis-à-vis de l’alcool?
FRANÇOIS GEORGEON: Je pense que ça dépend, comme tu as dit, de deux facteurs. Effectivement il y a un facteur conjoncturel, il y a l’esprit du temps qui peut expliquer cela. Et puis il y a le rôle des personnalités. Un des exemples les plus intéressants, c’est le fils de Soliman le Magnifique: Selim II. Soliman le Magnifique était un sultan qui, à la fin de sa vie, est devenu assez austère, qui a commencé à mener une vie très réglée selon les normes de l’Islam — en particulier sous l’influence du Cheikh-ul Islam Ebussuud. Et puis son fils Selim II, au contraire… Alors est-ce que c’est une réaction contre son père? Je ne sais pas exactement, mais en tout cas il était connu, il s’appelle Mest Sultan ou Sarhoş Sultan, il est connu dans l’Histoire sous ce titre. Alors là, lui, je crois que c’est une question de personnalité qui joue, mais en même temps, il maintenait des interdictions éventuellement que son père avait déjà imposées dans l’Empire. Donc il y a la question de boire au Palais, qui est une chose… beaucoup de sultans buvaient un petit peu, ou ils étaient assez libres sur ce point-là. Il y a la question aussi des interdictions au dehors. Il s’agit d’empêcher les autres. Alors, conjoncture? Oui, c’est très net, au 17ème siècle il y a un climat, qui est lié à la situation de l’Empire qui devient un peu compliquée. Il y a un climat, disons, conservateur, qu’on appellerait peut-être réactionnaire aujourd’hui. Et notamment sous l’influence de ceux qu’on appelait les kazaskers — un groupe influent d’oulémas et qui finalement sont contre l’alcool, qui sont pour un retour fondamentaliste à l’Islam, et qui sont donc pour une application plus stricte de la loi musulmane. Ils influencent en particulier deux sultans, Murad IV et Mehmet IV, au 17ème siècle. Et là, il y a probablement les épisodes les plus durs contre l’alcool, avec des exécutions de buveurs ou de gens en train de faire le commerce de l’alcool, avec des envois aux galères. Là, la prohibition est devenue à certains moments extrêmement rigoureuse, mais, bon, c’est un grand empire avec des façades maritimes qui permet aussi la contrebande, toutes sortes de procédés. Les prohibitions ont été très dures, et les buveurs et ceux qui faisaient commerce encouraient beaucoup de risques, y compris les Non-Musulmans. Mais malgré tout, il y avait toute sorte de… les buveurs ont fait ce que j’appelle de la “résistance”. C’est-à-dire ils se sont débrouillés, ils se sont cachés, ils ont fait du marché noir, ils ont utilisé la nuit pour boire, parce que la nuit, surtout à l’époque ottomane il n’y avait pas d’éclairage publique, au moins jusqu’au milieu du 19ème siècle. Donc on buvait la nuit, on se cachait, on se déguisait. Éventuellement les Musulmans se déguisaient en Non-Musulmans pour pouvoir se livrer à leur boisson favorite. Donc il y avait des lois de répression très dures, mais ensuite, en même temps je veux dire, il y a eu des résistances. D’après ce que je crois, les dernières interdictions générales datent de Selim III, c’est-à-dire à la fin du 18ème siècle. Au début de son règne, lui aussi, il veut un retour à une certaine moralité, mais ça ne tient pas. Ça ne tient pas en réalité pour une raison qui a été presque toujours la même, et qui a fait que les interdictions n’ont pas tenu, ce sont les raisons fiscales. C’est-à-dire que l’alcool ça rapporte, le vin, la boza, le rakı, la bière… ça rapporte parce qu’il y a des taxes sur la production, sur le commerce et sur la consommation. Je n’entre pas dans le détail de ces taxes, mais certains calculs ont été faits, ça montre qu’elles jouent un rôle très important dans le budget de l’Empire. Donc ce qui est intéressant, c’est de voir qu’il y a une tension au niveau de l’État, entre le désir de faire respecter la loi religieuse, donc d’être moral si tu veux, et d’autre part, le désir d’avoir des revenus. Il y a des guerres qui coûtent chères, il y a des réformes qui coûtent chères. Par exemple Selim III entreprend de grandes réformes que l’on connaît bien: Nizâm-ı Cedîd — il veut réformer l’armée. Et c’est pour ça qu’au bout d’un certain temps il abandonne cette question de la prohibition. Il a besoin d’argent pour ses réformes. Et la prohibition qu’il a décrétée au début de son règne, c’est-à-dire en 1789-90, eh ben au bout de deux ou trois ans, c’est fini. C’est-à-dire qu’on retourne à un régime de tolérance, si tu veux de contrôle, mais voilà, c’est terminé. Des historiens disent que Mahmoud II, lui aussi, au début de son règne il a fermé tout, mais je ne suis pas sûr. A partir du régime de Mahmoud II, on passe d’un régime d’interdiction, ou même de destruction des tavernes, à un régime de contrôle. Il y a un universitaire turc qui a écrit des choses très intéressantes, İhsan Erdinçli, qui est de l’Université de Karadeniz, qui montre bien comment on passe de yasak à kontrol, d’une interdiction au contrôle. On se met à contrôler les tavernes, par exemple on envoyait des espions aux tavernes pour savoir un peu ce qui se dit dans les tavernes. Mais de ce point de vue-là, c’est assez curieux, parce que les tavernes, sur le plan politique, étaient parfois considérées moins dangereuses que les cafés. Parce que dans les cafés il y avait les discussions politiques. Le café, ça fait parler, les gens discutent de politique etc., et dans les tavernes c’est plutôt… on parle, mais on recherche le keyif. En un sens c’est moins dangereux que ce qu’on appelle devlet sohbeti, c’est-à-dire la conversation de l’État. Alors à partir de l’époque de Mahmoud II, donc il y avait une tolérance plus grande, et puis il y a les Tanzimat, donc avec leur idéologie malgré tout plus libérale, et ça se reflète dans la législation, dans les pratiques de l’État à l’égard des buveurs et des producteurs. Et c’est comme ça que, de fil en aiguille, on arrive à une consommation qui devient beaucoup plus ouverte. Il y a la bière qui apparaît, la bière telle que nous la connaissons aujourd’hui, qui apparaît dans l’Empire vers 1840 à peu près, qui va se développer assez rapidement. Et la bière, elle a toujours un statut un peu spécial, parce qu’elle est moins alcoolisée. Et je crois, à mon avis que les premières apparitions, disons, j’allais dire “publiques” de l’alcool, c’est plutôt à travers la bière. Il y avait des “jardins de bière”, ça veut dire que c’est ouvert au public. Si c’est un jardin, on le voit. Tandis que les meyhanées étaient restées fermées sur elles-mêmes, c’est-à-dire on ne voyait pas. Mais avec la bière j’ai l’impression que vers peut-être la fin du 19ème siècle, au début du 20ème siècle, l’alcool commence à s’installer davantage dans l’espace public, voilà. Et c’est important, je crois, de noter ça, voilà. Ce qui fait que, oui, de fil en aiguille, on arrive vers 1900, et puis plus encore avec la Révolution Jeune-Turque en 1908, à une situation assez libérale concernant l’alcool.
RUŞEN ÇAKIR: Alors la question finale, c’est la période républicaine et Atatürk. Merci beaucoup pour la description de la table de rakı de Mustafa Kemal. Vraiment j’ai appris beaucoup de choses, les détails etc.. Est-ce que Atatürk a utilisé l’alcool pour son projet de modernisation de la Turquie? Ou est-ce que son attitude vis-à-vis de l’alcool était normale, mais ce n’était pas un projet pour lui.
FRANÇOIS GEORGEON: Je crois que le mot “utilisation” ou “projet” c’est trop fort. Je ne crois pas qu’il avait cette idée-là. Bon, Mustafa Kemal est un buveur ottoman. C’est-à-dire qu’il est comme la plupart des militaires et des fonctionnaires de la fin de l’Empire. Il est né en 1881, donc il appartient à la dernière grande génération de l’Empire. Bon, la plupart buvaient sans problème — pas tous, il y avait une question de personnalité. Par exemple İsmet İnönü apparemment, İsmet Pacha, il n’avait pas la réputation d’être un buveur. Mais enfin, c’est une question de personnalité qui joue, bien sûr, le choix individuel, etc.. Enfin, Mustafa Kemal est un buveur ottoman, il buvait à l’ottoman, c’est-à-dire pas seul, et avec des amis, en discutant, en bavardant, en grignotant des mezzés, etc.. Quand il devient le Président de la République, il continue cette tradition, mais c’est vrai que, à partir du moment où il est à Çankaya, eh bien, il y a une tradition qui est ce qu’on appelle “Atatürk’ün sofrası” — c’est-à-dire “La Table d’Atatürk”. A Çankaya, où il avait l’habitude, plusieurs soirs certainement par semaine– de rassembler des amis, des collègues, des ministres, des députés etc.. Et c’étaient des soirées assez arrosées, disons, où on buvait assez librement. J’ai déjà dit que l’alcool et le rakı étaient diffusés avant, il n’y avait pas eu de propagande en faveur du rakı. Au contraire, si on regarde les choses de plus près, La République a plutôt essayé de promouvoir le vin et la bière, c’est-à-dire, à la fois pour des raisons économiques –pour le vignoble si tu veux–, mais en même temps parce que c’était moins alcoolisé — donc on peut dire d’hygiène. La République elle veut des corps sains, elle veut des jeunes qui font de la gymnastique par exemple, dont le corps est fort et sain. Il y a en fait, en même temps qu’il y a une certaine liberté pour boire de l’alcool, il y a en même temps toute une politique pour quand-même préserver la jeunesse, pour la maintenir dans un état d’hygiène et de physique. Donc voilà, La République n’est pas du tout aussi libérale en matière de l’alcool qu’on imagine généralement. Simplement, lui, Mustafa Kemal buvait bien, il ne s’en cachait pas. Ce qui est important, ça, c’est-à-dire que… on a des anecdotes où il se montre au milieu du public avec un verre de rakı. On a plusieurs anecdotes à ce sujet-là. En disant: “Voilà. Les sultans se cachaient, moi je ne me cache pas“. Je crois que l’influence de Mustafa Kemal, a été plutôt un encouragement à ne pas se cacher si on boit. Ce n’est pas un encouragement à boire davantage. C’est un encouragement à ne pas se cacher si on boit. Et je rejoins sur ce point des analyses du grand sociologue Şerif Mardin, qui est mort il y a quelques années, qui voyait le kémalisme comme une forme de lutte contre ce qu’il appelait “l’esprit du mahallé”, l’esprit du quartier, c’est-à-dire le contrôle social, c’est-à-dire la société qui surveille les individus, etc.. Je pense que ce n’est pas ça l’esprit de la République. L’esprit de la République c’est l’État, c’est faire des citoyens. C’est faire des citoyens, et non-plus des sujets qui habitent dans un quartier où ils sont un peu contrôlés par les imams, par ceci cela. Et donc, je pense que la politique vis-à-vis de l’alcool rentre un peu dans cette catégorie-là. Cela dit, je pense que, au cours de ces sofras de Çankaya, c’est vrai que ça permettait à Mustafa Kemal de faire parler un petit peu. La vertu du rakı c’est que les gens parlent, hein? Ça fait parler. Donc c’est intéressant pour un homme politique de faire parler ses semblables sans qu’ils aient peur du Chef, parce que la peur du Chef, on le sait bien dans les régimes autoritaires, ça fait qu’il y a une sorte d’omerta, les gens ont peur de parler, ils veulent faire plaisir uniquement au Chef. Tandis qu’avec le rakı il y a une espèce de… bon, on se découvre un petit peu, “on se lâche” comme on dirait en français. On se lâche un petit peu. Alors c’est possible que, c’était un moyen pour lui de savoir un peu mieux sur ce que pensaient ses collaborateurs, de les faire parler. Mais ça ne va pas plus loin. Je ne crois pas que ça allait plus loin que ça. Encore une fois, moi ce qui me paraît important, c’est que la boisson nationale, d’accord, mais c’est une chose qui vient de l’Empire ottoman et qui n’a pas été particulièrement cultivée par la République, pas plus que ça. Simplement les gens savaient que Mustafa Kemal buvait. Selon la formule française: “Quand le Roi boit…”, ça veut dire qu’on a le droit de boire. C’est une forme de légitimation. Quand on sait et qu’on voit que le Roi boit, eh bien évidemment on se sent un petit peu légitimé si tu veux. Et les notions de péché, de délit, de malfaire… évidemment elles disparaissent, elles sont moins importantes dans ces conditions. Mais Mustafa Kemal, je pense que vraiment c’était un buveur ottoman comme la plupart des gens de sa génération. Mais à la fin de sa vie, je crois qu’il s’est mis à trop boire malheureusement.
RUŞEN ÇAKIR: Merci beaucoup François. Alors on va essayer de traduire cet entretien le plus tôt possible en turc. On a parlé avec Prof. François Georgeon de son dernier livre intitulé Au Pays du rakı. Le vin et l’alcool depuis l’Empire ottoman à la Turquie d’Erdoğan. Nous remercions M. François Georgeon. Merci et au revoir.
FRANÇOİS GEORGEON: Au revoir Ruşen.