Avec une inflation à plus de 50 %, la crise économique en Turquie joue un rôle déterminant dans la campagne présidentielle à un mois du scrutin du 14 mai. Toutefois, les analystes estiment que le mécontentement à l’égard de la gestion économique de Recep Tayyip Erdogan ne se traduira pas automatiquement par des votes en faveur de Kemal Kilicdaroglu, le candidat unique de six partis d’opposition au président turc. France 24 rapporte du 17 avril 2023.
Ce n’est pas pour rien si Recep Tayyip Erdogan a choisi de mettre en avant ses promesses économiques dès le lancement officiel de sa campagne présidentielle le 11 avril. « Nous ramènerons l’inflation à un chiffre et nous sauverons définitivement notre pays de ce problème », a alors promis le président turc devant une foule de partisans, réunis dans un stade d’Ankara.
Pour cause, l’inflation est l’une des préoccupations majeures de la population. Alors que le pays connait une croissance robuste, la hausse des prix s’élève à plus de 50 % (moyenne sur un an) d’après des statistiques officielles publiée en mars. Et ce, après avoir atteint un pic vertigineux à 85 % en octobre, un niveau inédit depuis juin 1998.
Ces données officielles sont régulièrement remises en question par des économistes indépendants. Ces derniers subissent d’ailleurs des pressions de la part du gouvernement dans une tentative de contrôle des chiffres. « Il est très clair que le gouvernement a joué avec les chiffres », estime Howard Eissenstat, spécialiste de la Turquie à l’université St. Lawrence à Washington. « L’expérience quotidienne que font les citoyens de l’inflation est considérablement plus désastreuse », ajoute-t-il.
Remise en question des choix économiques d’Erdogan
Frappé par une crise monétaire et inflationniste, le pays est habitué aux soubresauts de sa monnaie depuis 2018. Mais en mars, la livre turque est tombée à un niveau historiquement bas par rapport au dollar.
Les experts attribuent cette crise aux choix de Recep Tayyip Erdogan. Le chef d’État soutient – contre toute évidence économique – que des taux d’intérêt élevés alimentent l’inflation, ce qui l’a incité à réduire ces taux, tout en faisant appel à la banque centrale turque pour garantir l’épargne et compenser les pertes subies. Un plan que les analystes n’estiment pas viable à long terme.
Tout cela marque un changement colossal par rapport à l’enchantement des premières années du règne de Recep Tayyip Erdogan. Lorsqu’il est devenu Premier ministre en 2003, la crise économique turque de 2001 était passée par là, et elle a largement contribué à la victoire de son parti l’AKP. Recep Tayyip Erdogan a alors entrepris de relancer l’économie, obtenant des résultats spectaculaires.
Soutenue par le FMI et la conjoncture favorable en Europe, la croissance du PIB turc a atteint une moyenne de 7,2 % entre 2002 et 2007. De nombreux électeurs du noyau dur d’Erdogan – des musulmans de la classe ouvrière, vivant au cœur de l’Anatolie, la partie asiatique de la Turquie – ont rejoint les rangs de la classe moyenne. Mais au cours des cinq dernières années, le rêve est parti en fumée. L’inflation et la crise monétaire ont sévèrement affecté leur niveau de vie, au même titre que celui de la bourgeoisie europhile d’Istanbul.
« Des personnes se considérant comme appartenant à la classe moyenne éprouvent d’énormes difficultés à maintenir un niveau de vie élémentaire. (…) Le simple fait de mettre de la nourriture sur la table est devenu une source de préoccupation », relève Howard Eissenstat.
Fidélité des électeurs de l’AKP
La réélection de l’actuel président pourrait pâtir de cette situation économique si l’on en croit les dernières estimations. Recep Tayyip Erdogan et l’AKP ont toujours été reconduits au cours des vingt dernières années, mais plusieurs sondages donnent une légère avance au premier tour à son principal adversaire Kemal Kilicdaroglu, chef du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate).
Toutefois, selon les analystes, la désillusion à l’égard du chef d’État turc est tout aussi répandue que le scepticisme à l’égard de l’opposition, ce qui pourrait remettre en question l’avance de Kemal Kilicdaroglu.
« Je ne suis pas sûr de faire confiance aux sondages », estime pour sa part Howard Eissenstat. « Nombre d’observateurs extérieurs ont tendance à supposer que parce que la situation économique est mauvaise, les gens vont quitter le navire. Mais ce n’est pas nécessairement le cas. Je pense qu’un bon nombre d’électeurs de l’AKP finiront par revenir vers leur candidat à la dernière minute ».
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Pour rappel, lors du scrutin présidentiel de 2018, de nombreux observateurs occidentaux ont sous-estimé Recep Tayyip Erdogan. Ils s’attendaient à ce que Muharrem Ince, alors chef de file de la CHP, entraîne le président dans un second tour. En fin de compte, le leader de l’AKP a obtenu la majorité nécessaire dès le premier tour, avec une avance de 10 millions de voix sur son rival.
Kilicdaroglu veut éviter l’irruption des débats idéologiques
Par ailleurs, l’économie n’est pas le seul moteur du vote, qui obéit en Turquie à des choix culturels et idéologiques. Or Recep Tayyip Erdogan a conservé sa popularité parmi ses millions de partisans dans le cœur de l’Anatolie, socialement conservatrice. Il y symbolise plus que jamais le retour de l’islam au cœur de la vie publique turque, après des années de kémalisme (doctrine de Mustafa Kemal prônant une rupture entre l’islam et la politique).
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Un critère de vote que Kemal Kilicdaroglu a pris en compte dans sa stratégie politique, adoptant une position plus pragmatique sur la question du port du foulard que ses prédécesseurs du CHP. Connu pour être un ardent défenseur de la laïcité, il a malgré tout soutenu un amendement constitutionnel confirmant le droit des femmes à porter le voile.
« Kilicdaroglu atténue ainsi l’impact de la polarisation [idéologique avec Erdogan] avec son discours conciliant. L’économie jouera donc un rôle plus important que d’habitude dans ces élections », suggère Ozgur Unluhisarcikli, directeur du bureau d’Ankara du German Marshall Fund.
Reste à savoir quelle alternative économique propose exactement le principal rival d’Erdogan. Le programme économique de Kemal Kilicdaroglu prévoit un retour à une politique monétaire stricte et à l’indépendance de la banque centrale. Mais outre ces deux principaux axes, l’opposition a soigneusement évité d’entrer dans le détail des mesures prônées. En effet, le retour à l’orthodoxie économique, impopulaire, n’est pas facile à vendre pour l’opposition turque.
Et Howard Eissenstat de conclure que l’opposition, dans un savant calcul politique, « préfère maintenir le débat sur les raisons qui ont mené la Turquie dans ce pétrin, en faisant de l’élection un référendum sur Erdogan, plutôt que sur quelle politique mènerait l’opposition une fois au pouvoir. »