“En une décennie, la Turquie a considérablement renforcé son autonomie dans la production d’armes et obtenu de nombreux succès à l’exportation, en particulier dans la production de drones.” écrit le chercheur Emile Bouvier* sur OrientXXI le 28 octobre 2021.
Mais son industrie militaire reste sur plusieurs points, comme la motorisation, dépendant de fournisseurs étrangers. Et elle souffre d’une fuite des cerveaux favorisée par la répression intérieure.
« Nous faisons partie des dix pays qui peuvent concevoir, construire et entretenir leurs propres navires de guerre ! » déclarait le président turc Recep Tayyip Erdoğan le samedi 23 janvier 2021, lors de la mise à flot de la frégate TCG Istanbul. Présenté comme l’un des fleurons de la marine, le navire n’est pourtant turc qu’à hauteur de 75 %… Les chantiers navals n’ont pu se passer d’un appui technologique étranger. Si la Turquie a réalisé un bond industriel et technologique majeur qui l’a placé parmi les plus grands exportateurs d’armes au monde, elle reste encore profondément dépendante de l’étranger.
L’INDISPENSABLE AUTONOMIE STRATÉGIQUE
Dévoilée à partir de 2010, la « Vision 2023 » voulue par la primature turque englobe une pléiade d’objectifs revenant à faire du pays une puissance indépendante et incontournable, cent ans après la fondation de la République. Dans ce cadre, le secteur de l’armement apparaît comme l’un des fers de lance de ce projet ambitieux : symbole de la souveraineté s’il en est, l’armée devra disposer de matériel entièrement « made in Turkey ».
Au-delà de cette symbolique politique, les autorités aspirent à l’autonomie stratégique pour des raisons bien plus pragmatiques : de 1975 à 1978, les États-Unis ont imposé un embargo sur les ventes d’armes à la Turquie dans le cadre de la crise de Chypre. Constatant l’asphyxie provoquée au sein de ses forces armées par cet embargo, Ankara décide de lancer une industrie de défense autonome.
Cette mentalité d’assiégé s’abreuve depuis d’incidents similaires. En 2010 et 2012, le Congrès américain s’oppose à l’exportation de drones au profit de la Turquie en raison des tensions opposant Tel-Aviv à Ankara. En janvier 2018, Berlin se désengage du programme de modernisation des chars allemands Leopard II utilisés par la Turquie en raison de son opération « Rameau d’olivier » contre le canton kurde syrien d’Afrin. Plus récemment encore, face au bellicisme croissant de la Turquie, plusieurs pays comme le Canada, l’Allemagne ou encore le Royaume-Uni décident en 2019 et 2020 de ne plus livrer certains composants indispensables à la fabrication des drones turcs, fer de lance de l’interventionnisme d’Ankara dans la région. Selçuk Bayraktar, créateur du drone de combat Bayraktar TB2 et responsable technologique de l’entreprise Baykar annoncera que cet embargo n’aura eu qu’un impact limité sur la production et l’usage des drones.
La défiance croissante des pays d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord vis-à-vis d’Ankara couplée au développement à marche forcée de l’industrie de défense conduira à l’effondrement des exportations militaires américaines vers la Turquie de 81 % de 2010 à 2020. Troisième acquéreur d’armes américaines dans le monde sur la période 2011-2015, la Turquie ne sera plus qu’à la 19e place de 2016 à 20201. Et en juillet 2019, les États-Unis bloquent la vente d’hélicoptères turcs T129 ATAK au Pakistan en raison de l’équipement de ces appareils de moteurs CTS800 de manufacture américaine. Sans alternative à ces derniers, le contrat deviendra caduc et fera perdre par la même occasion 1,5 milliard de dollars (1,29 milliard d’euros) à la Turquie.
Les autorités turques se sont donc employées à faire des industries l’une de leurs priorités. En juillet 2018, la présidence les place même sous son contrôle direct en supprimant le sous-secrétariat aux industries de défense (SSB) et en instaurant la Présidence des industries de défense.
AU QUATORZIÈME RANG MONDIAL
En dix ans, le secteur de l’industrie de défense a réalisé un bond en avant considérable ; alors qu’une seule société turque figurait dans le classement des 100 plus grandes entreprises de l’armement en 2000, elles sont désormais sept. Passant de 1 milliard de dollars (860 millions d’euros) de chiffre d’affaires en 2002 à 11 milliards (9,48 milliards d’euros) en 2020, les industries de défense ont fait de la Turquie en 2020 le quatorzième plus grand exportateur de produits militaires. De 2010 à 2019, elle a en effet vendu du matériel de guerre à 28 pays, sans compter certaines factions comme les groupes rebelles soutenus par Ankara en Syrie. Le Turkménistan, l’Arabie saoudite et le Pakistan combinés ont représenté, sur cette période, la moitié des exportations turques.
Le pari d’une autonomie stratégique apparaît en outre sur le point d’être gagné : de 2015 à 2019, la Turquie a importé 48 % de matériels et technologies militaires en moins que sur la période 2011-2015. Elle parvient à développer tous les pans de l’industrie de défense : ses deux entreprises ayant rejoint en 2020 le classement des cent plus grandes industries militaires dans le monde sont l’une spécialisée dans le hardware, FNSS Defense Industries, et l’autre dans le software, Havelsan.
Sur le terrain, les forces armées bénéficient déjà, ou s’apprêtent à bénéficier d’une grande variété de matériels conçus et manufacturés en Turquie. Les hélicoptères de combat américains Bell AH-1 ont été remplacés par des T129 ATAK de l’entreprise turque TAI, tandis que le fusil d’assaut allemand HK-G3, en dotation depuis les années 1970, est échangé au profit du MPT-76 produit par MKEK. Les chars lourds Leopard II seront éclipsés début 2023 par le char Altay, fruit du travail d’un consortium d’entreprises turques. Pied de nez s’il en est, le géant industriel Aselsan est parvenu, en juin 2021, à moderniser les chars Leopard II que les Allemands refusaient d’améliorer en 2018.
Le symbole de la réussite industrielle militaire s’illustre sans conteste par sa percée majeure dans le domaine des drones à usage militaire. Du drone armé Bayraktar TB2 au drone de surveillance Akıncı, la Turquie s’est fait une spécialité des appareils sans pilote grâce à l’ingénieur Selçuk Bayraktar, aujourd’hui héros national et gendre du président Erdoğan. De la côte libyenne à la plaine syrienne, en passant par les montagnes irakiennes ou du Haut-Karabakh, les drones ont permis à la Turquie et ses alliés d’emporter la décision sur le champ de bataille avec efficacité, rapidité et un faible nombre de pertes humaines.
Les drones turcs se vendent partout à travers le monde, y compris en Pologne : pour la première fois de son histoire, la Turquie est en effet parvenue à vendre des armes à des pays de l’OTAN, au détriment, de surcroît, des États-Unis, dont les drones Predator s’avèrent plus de cinq fois plus coûteux que les TB2 : 26 millions de dollars (22 millions d’euros) côté américain contre 5 millions (4,31 millions d’euros) côté turc. Forte de ce succès, la Turquie s’emploie à investir davantage le domaine des drones et développe actuellement un drone maritime spécialisé dans la lutte sous-marine, quatre types différents de drones terrestres armés, des drones de déminage ou encore des appareils sans pilote capables d’être déployés depuis une base aérienne comme depuis un navire amphibie.
UNE DÉPENDANCE VIS-À-VIS DE L’ÉTRANGER
Malgré les progrès considérables réalisés ces dix dernières années, la Turquie ne parvient pas encore à se passer de l’expertise de puissances étrangères. Outre la livraison ces derniers mois par la Russie de systèmes d’armes de défense antiaérienne S-400, elle devrait prochainement se faire livrer six sous-marins conçus en Allemagne, cinq avions spécialisés dans la guerre sous-marine manufacturés en Italie et un navire d’assaut amphibie actuellement construit en Espagne, qui permettra le décollage d’hélicoptères, de drones et d’avions ADAC/ADAV (avions à atterrissage/décollage court ou vertical). Ce bâtiment, qui portera le nom de « TCGAnadolu », utilisera par ailleurs le radar italien SPN-720 pour l’assistance au décollage/appontage des appareils en situations climatiques difficiles. Un grand nombre d’autres bâtiments de marine turque, à l’instar des frégates de classe Barbaross, Yavuz ou des navires d’attaque rapide de classe Kılıç, ont quant à eux été conçus en Allemagne.
Les productions présentées comme « indigènes » recèlent bien souvent du matériel ou des technologies étrangères : le char de combat principal Altay sera équipé d’un canon allemand Rheinmetall, les hélicoptères de combat T129 ATAK de moteurs américains LHTEC et les sous-marins de classe Reis sont propulsés par des moteurs allemands Siemens. Le futur avion de combat, le TF-X, s’avère quant à lui un désastre industriel dont la date d’entrée en service est repoussée en permanence, notamment en raison des difficultés à trouver un moteur adéquat ; le Royaume-Uni, qui devait aider la Turquie à motoriser l’appareil grâce à un partenariat avec Rolls-Royce, s’est retiré du projet en mars 2019.
De fait, la Turquie souffre de lacunes endémiques en matière de motorisation. Un ancien responsable des industries militaires déclare ainsi que « c’était un problème il y a quinze ans, ça l’était il y a dix ans, et ça l’est toujours aujourd’hui ». Qu’il s’agisse des hélicoptères, des chars, des drones ou des avions de combat, les moteurs turcs sont inexistants et les industriels n’ont pas d’autre choix que de se tourner vers des entreprises étrangères.
La Turquie s’applique à choisir des partenaires chez qui le risque de crise diplomatique apparaît moindre. Par exemple, les entreprises sud-coréennes Doosan et S&T Dynamics doteront le char Altay du moteur que les Allemands devaient initialement fournir, avant de se retirer du projet en 2018 à la suite de l’embargo décrété par Berlin. Les hélicoptères T129 ATAK vont quant à eux abandonner leur moteur américain pour un modèle ukrainien livré par l’entreprise Motor Sich, tandis que le drone Akıncı, bien plus lourd que le TB2, se verra doter du turbopropulseur ukrainien AI-450.
LA FUITE DES CERVEAUX
Malgré les larges subventions dont il dispose, le secteur de l’armement en Turquie doit faire face au manque de main-d’œuvre qualifiée. À la suite de la tentative de coup d’État en juillet 2016, les purges lancées par les autorités turques ont conduit à l’arrestation ou au limogeage de dizaines de milliers de personnes et instauré un climat de peur en Turquie : en 2020, plus de 330 000 personnes ont ainsi quitté le pays, dont une large part de jeunes diplômés.
En 2018, un rapport rendu public par la Présidence des industries de défense révélait que 272 employés des industries de l’armement, essentiellement de jeunes ingénieurs et chercheurs, auraient quitté le pays pour se rendre notamment aux États-Unis, aux Pays-Bas et en Allemagne. Les chiffres sont éloquents : 41 % d’entre eux étaient âgés entre 26 et 30 ans, 54 % détenaient un doctorat et 59 % disposaient de plus de quatre ans d’expérience dans les industries de défense. Pour le secteur de l’armement, il s’agit d’une véritable fuite des cerveaux, qui explique en partie ses difficultés structurelles à combler certaines lacunes comme ceux de la motorisation. Ce phénomène devrait se poursuivre encore dans les années à venir : parmi leurs motivations à quitter leur pays, les employés de l’industrie de l’armement citaient, entre autres choses, le climat de peur régnant dans le pays et la situation politique qu’ils jugeaient « anormale ».
Si l’industrie de l’armement en Turquie n’a fait que se développer depuis une dizaine d’années, cette courbe exponentielle devrait rapidement trouver un terme en raison de cette fuite des cerveaux, de lacunes technologiques persistantes et, surtout, de débouchés commerciaux limités : si les exportations militaires ont fortement crû, l’essentiel de la production reste en effet destiné aux forces armées en Turquie. Le marché domestique devrait trouver rapidement ses limites et la croissance dans le secteur de l’armement devrait donc en être freinée ; toutefois, le colosse industriel créé par Recep Tayyip Erdoğan s’avère un succès politique incontestable dont il entend continuer à tirer parti, notamment en prévision des élections et du centenaire de la République turque qui se tiendront en 2023.
*Emile Bouvier est chercheur en science politique, spécialisé sur les thématiques turque et kurde. Diplômé d’un Master 2 en géopolitique, il a travaillé au ministère des armées, notamment au Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), à l’état-major des armées dans une cellule d’analyse géopolitique, ou encore en mission de défense en Turquie.
OrientXXI, 28 octobre 2021, Émile Bouvier